Reportage
Les témoignages de 40 paysans prennent vie au théâtre

Pendant des mois, la metteuse en scène fribourgeoise Isabelle-Loyse Gremaud et son équipe sont allées à la rencontre d’agriculteurs. Sur scène, leurs paroles reprises par des comédiens font mouche. Visite en coulisse.

Les témoignages de 40 paysans prennent vie au théâtre

Tout est parti d’une simple phrase, entendue à la radio: «Les paysans sont tous des criminels.» Le sang d’Isabelle-Loyse Gremaud, alors au volant de sa voiture, ne fait qu’un tour. «Comment peut-on en arriver à dire des choses pareilles? Et perdre à ce point le lien entre l’agriculteur et le consommateur?» Choquée par de tels propos, la metteuse en scène fribourgeoise décide d’en faire le sujet de sa prochaine pièce. Adepte de théâtre documentaire, elle choisit de donner la parole aux principaux concernés, quitte à faire des kilomètres sur des routes de campagne pour aller les écouter, afin de plonger dans leur réalité «jusqu’au cou».
Pendant des mois, avec trois assistants, ­Isabelle-Loyse Gremaud rencontre des paysans, bios ou non, travaillant dans les cantons de Fribourg, de Vaud et du Valais. Elle recueille quarante témoignages, profitant des conseils de l’ethnologue Jérémie Forney (lire l’encadré). «Je me suis parfois sentie démunie à la fin des entretiens, confie-t-elle. Dans une ferme, tout paraît idyllique, on est comme coupé du monde par une barrière invisible. Un peu comme le cellophane, qui sépare le produit du consommateur.»

Une réalité sans fard
La retranscription des discussions, ayant parfois duré plus de deux heures, est longue, fastidieuse. «On en a tiré 350 pages de témoignages, qu’il a ensuite fallu classer par thèmes», confie Émilie Bender, comédienne et assistante à la mise en scène. Les deux femmes les condensent en 80 minutes de spectacle, joué par la Compagnie d’Avril: Le Suisse trait sa vache et vit paisiblement? est à découvrir dès ce vendredi à l’Espace Nuithonie, à Villars-sur-Glâne (FR). «On a voulu transmettre la parole des paysans, mais aussi leur énergie, note Émilie Bender. Ils ne baissent pas les bras, ils continuent malgré tout.» Reflet de la situation de l’agriculture actuelle, cette enquête théâtrale n’est pas franchement riante. Pesticides, prix du lait, inspection des œufs, calibrage des patates ou «charognerie de météo»: c’est prenant. On ressent la peine d’un éleveur placé en quarantaine, son troupeau éliminé à la suite de cas de fièvre aphteuse. On est touché quand un agriculteur avoue que «la reconnaissance de ses clients est presque une drogue pour lui» ou qu’un autre décrit son quotidien «plein de petits boulots qui n’ont pas de nom mais qu’il faut faire». «J’aime susciter la réflexion chez les spectateurs, essayer de faire changer les choses par le théâtre», poursuit Isabelle-Loyse Gremaud.

Prise de conscience
«On entend souvent parler de quotas laitiers, un terme économique plutôt abstrait, image Émilie Bender. Quand j’ai découvert que le prix du lait n’avait en réalité pas changé depuis la Seconde Guerre mondiale, tout à coup j’ai compris de quoi il retournait.» Cette pièce est justement conçue pour tenter de recréer le lien avec les consommateurs, ignorant parfois la réalité qui se cache derrière leurs aliments, et ce depuis des décennies. «J’ai eu de la peine à croire un producteur qui me disait que chaque jour, il devait écouler 1500 œufs avant de commencer à toucher un salaire, ajoute Isabelle-Loyse Gremaud. C’est fou, non?»
Les acteurs, qui n’ont pas été en contact avec les paysans, concèdent également avoir pris conscéience des contraintes du monde agricole. Jusqu’à changer d’avis sur le sujet à la suite de leurs répétitions. La première sera donnée devant les agricultrices et agriculteurs qui ont témoigné, un moment que les comédiens redoutent un peu. «La tentation d’ajouter des accents en découvrant le texte était grande, mais on y a renoncé par crainte de la caricature, raconte Olivier Havran, qui avoue avoir eu l’impression d’être un urbain déconnecté du monde rural, lui qui a pourtant longtemps vécu à la campagne. On incarne de vraies personnes que l’on n’a pas rencontrées. Il faut retranscrire ce qu’ils veulent vraiment dire sans en faire trop.»
Au fil des scènes, le comédien Vincent Rime reconnaît aussi avoir changé de point de vue: «À la première lecture, je ressentais une certaine colère envers les paysans, j’avais envie qu’ils se bougent davantage plutôt que de râler. Maintenant, je veux les défendre. On s’est mis à leur place, on a ressenti leur désarroi.»
En sera-t-il de même pour le public? L’intérêt suscité par cette pièce, avant même sa première, semble en tout cas le prouver. Une table ronde sera organisée sur le sujet le 20 mars à Villars-sur-Glâne. Des représentations sont également déjà fixées pour cet automne, à La Chaux-de-Fonds (NE) notamment, dans le cadre de la 5e édition du Théâtre de la connaissance de l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel. Cet événement sera consacré à la place de l’agriculture et des agriculteurs dans la société suisse d’aujourd’hui.

+ D’infos Du 14 au 24 mars à Nuithonie, Villars-sur-Glâne, les 2 et 3 octobre au TPR de La Chaux-de-Fonds, le 19 octobre au Bicubic de Romont, du 14 au 16 novembre au Crochetan de Monthey, le 23 novembre à l’Arbanel de Treyvaux et le 10 janvier 2020 au CO de Bulle.

Texte(s): Céline Duruz
Photo(s): Jean-Paul Guinnard

Questions à...

Jérémie Forney, ethnologue à l’UniNE, spécialiste du milieu agricole
– Pourquoi avoir accepté de participer à ce projet?
J’ai pu apporter mon expertise et permettre à l’auteure d’éviter qu’elle ne tombe, lors des entretiens, dans des stéréotypes, comme des discours préconstruits sur la politique agricole, par exemple. L’important est de parler du vécu des gens, de leur donner la parole.
– Pensez-vous que s’entretenir avec 40 paysans est suffisant?
Il s’agit d’une approche qualitative non pas représentative comme des statistiques. Ce n’est pas l’objectif. Cette démarche laisse la place à la particularité de chacun, même s’il y a eu un tri et un gros travail d’écriture fait par l’auteure. À partir du moment où l’on reste fidèle à ce qu’on a entendu, on est juste. Tous les paysans ne vont peut-être pas se reconnaître dans les propos, mais ils partagent les mêmes situations.
– Le théâtre documentaire est-il le bon outil pour parler de l’agriculture actuelle?
Je me réjouis de voir dans quelle mesure il permettra de faire dialoguer deux milieux. On verra bien: tout le monde à l’impression de savoir plein de choses, mais il s’agit souvent de débats de tranchées. Cette pièce fera peut-être venir des personnes du monde agricole au théâtre, que certains pensent à tort réservé à l’élite, cassera des barrières et les fera réagir.