Point fort
«Un paysan se tue souvent à la tâche. Il ne doit pas en mourir pour autant»

Dans le canton de Vaud, plus de 300 personnes sont devenues des Sentinelles prêtes à voler au secours d’agriculteurs en difficulté. Grâce à cette aide, Didier a retrouvé goût à la vie. Témoignage.

«Un paysan se tue souvent à la tâche. Il ne doit pas en mourir pour autant»

Il a enfilé l’une de ses plus belles chemises et nous accueille avec une bonne tasse de thé. Aujourd’hui, Didier rayonne, mais il n’en a pas toujours été ainsi. «J’ai longtemps été pris dans une spirale négative, confie l’agriculteur de la Broye vaudoise. Je cachais mon malaise derrière mon humour et ma bonhomie, mais au fond de moi, ça n’allait pas.»

Tout a commencé il y a une dizaine d’années. À la tête d’un domaine de 30 hectares et d’un troupeau de vaches allaitantes – en plus d’un travail de poseur d’affiches à 50% –, Didier est alors marié, père de deux enfants, municipal et pompier. Derrière son apparence joviale qui lui colle à la peau depuis plus de cinquante ans, il se laisse envahir par des problèmes personnels. Il se met à boire plus souvent, avec des amis ou des collègues, et finalement tout seul, pour cacher son malaise. Son existence se complique, jusqu’à pousser sa femme à partir afin de ne plus souffrir.

Un répit de courte durée
La vie de la ferme continue malgré tout. Didier se lève quotidiennement, sans grand entrain. Il reprend toutefois du poil de la bête à la suite d’une belle rencontre amoureuse. Tout semble s’arranger, il arrête l’alcool du jour au lendemain. Et tient bon pendant un an et demi, avant d’accepter un verre de temps à autre. «Puis on a appris que mon papa était atteint d’un cancer. Une nouvelle loi sur la fiscalité agricole empêchait un de mes projets d’aboutir alors qu’un plan général d’affectation, qui me touchait personnellement, est entré en vigueur. J’étais combatif, mais fatigué. J’ai recommencé à boire pour aller mieux.» Il perd toute estime de lui, se sent indigne de l’amour de ses proches, de celui de sa compagne. Elle aussi finit par le quitter. «Tout s’est recouvert d’un voile noir.»

Didier se retrouve à dormir sur son canapé, ne prend plus soin de lui, consomme jusqu’à une bouteille de whisky par jour. Cet été-là, il renonce à faucher ses prés, inventant, comme il le dit avec autodérision, une nouvelle culture: «le regain dans les foins». C’est alors que son téléphone sonne. «Le contrôleur PER (ndlr: prestations écologiques requises) m’annonça qu’il allait passer. Pour moi, c’était le truc de trop, raconte-t-il, ému. Il souhaitait consulter un classeur dont je ne voulais plus entendre parler. Je n’étais pas à jour avec les documents, je savais que si je ne touchais pas les paiements directs, je n’aurais plus de ressources. J’ai accepté sa visite en me disant que je toucherais le fond pour de bon.»

La Sentinelle sonne l’alerte
Lorsque le contrôleur arrive, Didier lui avoue qu’il n’a rien à lui montrer. L’homme ne lui jette pas la pierre. Au contraire, il demande à voir ce qui a déjà été effectué, l’encourage à mettre en ordre ses données afin qu’il puisse terminer son contrôle. Par ailleurs, il lui rappelle qu’il peut bénéficier d’une assistance technique au besoin. C’est le déclic. «Il m’a montré avec bienveillance que je savais exercer mon travail. Il n’a pas fait de moi un fautif.» Si Didier a accepté de témoigner, c’est également pour remercier cet homme, qui lui a littéralement sauvé la vie.

De retour à l’école d’agriculture de Granges-Verney, ce contrôleur, qui connaissait le rôle des Sentinelles (lire l’encadré), avertit ses collègues de son inquiétude pour Didier. Eux se chargent de contacter l’aumônière Maria Vonnez, qui vient en aide aux paysans en difficulté, qui, souvent, l’appellent d’eux-mêmes. Depuis 2017, elle est allée à la rencontre de plus de 150 d’entre eux.

Après la visite du contrôleur, Didier réagit immédiatement. Il accepte qu’un collègue sème une partie de ses blés à sa place. Il se résout aussi, par manque de foin et l’hiver approchant, à aller acheter du fourrage chez son voisin. «On a discuté pendant deux heures. Il ne m’a jamais jugé, cela m’a fait un bien fou. Il faut s’autoriser à entendre la bienveillance quand elle arrive. En agriculture, on a l’habitude de se tuer à la tâche. La valeur du travail est importante, mais cela ne signifie pas pour autant qu’on doit en mourir!» Le risque de suicide dans la profession est pourtant bien plus élevé que la moyenne: il est de 37% supérieur chez les paysans par rapport au reste de la population, selon une étude de l’Université de Berne parue en 2018. «Si on veut être seul, on peut l’être, indique Didier. Cela doit également être extrêmement dur pour notre entourage, qui subit cela sans rien pouvoir faire.»

Depuis, Didier a appris à déléguer et à ne plus tout exécuter seul. Il trouve du plaisir dans les brocantes et dans l’humour, dont il ne se départit jamais. Il plaisante même volontiers en se déclarant en préretraite à 57 ans, histoire de se rappeler que «le travail n’est pas tout». Il est aujourd’hui en bons termes avec son ex-femme, ses garçons et ses proches. Il se rattache aux moments de bienveillance qu’il partage encore avec Maria Vonnez, qui l’a suivi tout au long de sa reconstruction personnelle. Elle reconnaît quant à elle être particulièrement admirative du chemin parcouru par Didier, qui a cette fois  définitivement stoppé l’alcool. «J’ai réalisé que je n’avais pas tout fait faux dans ma vie, conclut l’agriculteur. Il faut s’autoriser à accepter que ça ne va pas et demander de l’aide. C’est salutaire.»

Texte(s): Céline Duruz
Photo(s): Mathieu Rod

Un réseau qui ne cesse de s’étoffer

Depuis la mise en lumière de la problématique du suicide en milieu rural en 2016, de nombreuses mesures ont été prises. Dans le canton de Vaud, les aumôniers agricoles reçoivent des appels et épaulent les personnes qui le souhaitent. Ils présentent leur action notamment lors des cours de sensibilisation pour devenir des Sentinelles, organisés par Prométerre plusieurs fois par an, gratuitement, sur l’ensemble du territoire vaudois. Du côté de Berne, tous les coaches agricoles bénéficient d’une telle formation. Prométerre a également créé la cellule Agridiff, qui propose des entretiens, des suivis, un accompagnement ou encore des conseils pour un assainissement financier d’une exploitation en difficulté. Plusieurs cantons, comme Zurich ou Lucerne, ont par ailleurs mis sur pied une ligne téléphonique d’urgence 24h/24 pour les paysans, la Bäuerliches Sorgentelefon (payante), souligne l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG). Ce dernier aide financièrement un projet intitulé «Renforcement de la compétence systémique en matière de conseil pour soutenir les familles paysannes en temps de crise». Dans ce cadre, tous les services cantonaux concernant la détection précoce et la prévention des crises psychosociales ont été contactés en 2020. Un projet de suivi sera aussi prochainement déposé auprès de l’OFAG, afin de renforcer les connaissances ou de les mettre en œuvre là où cela s’avère nécessaire.

+ d’infos Agridiff est joignable au 021 614 24 17 ou à agridiff@prometerre.ch; le numéro de l’aumônerie agricole est le 079 614 66 13.