Reportage
Sur les rives du lac de Constance, le climat profite aux artichauts

À Scherzingen (TG), au domaine Demeter-Feldhof, on fait pousser depuis 2017 cette plante méditerranéenne dont on récolte feuilles et boutons floraux. Une culture encore rare en Suisse.

Sur les rives du lac de Constance, le climat profite aux artichauts

L’artichaut? Pour Tobias Rascher, ce gros chardon aux feuilles hirsutes et à la tige coriace fait un peu figure de gamin rebelle aux côtés de la grande variété de légumes bien plus policés qu’il cultive. Un «cas», qui donne du fil à retordre, mais qu’on aime précisément pour ça – et aussi pour son cœur tendre, bien dissimulé dans ses inflorescences en capitules.

De fait, ce n’est pas vraiment pour sa rentabilité que le maraîcher de Scherzingen – né juste en face, sur la rive allemande du lac de Constance – consacre deux parcelles du domaine Demeter-Feldhof à Cynara cardunculus. Car la récolte des boutons floraux de cette plante bisannuelle, voire trisannuelle, s’avère imprévisible. «L’an dernier, on n’a eu que peu de fleurs, qui plus est de petite taille. Cette année s’annonce meilleure, mais la production est de toute façon généralement assez modeste, de l’ordre de 600 g à 700 g par mètre carré», note-t-il. En ce milieu du mois de juin, la cueillette, justement, en est à son début. Elle durera quatre à cinq semaines, à raison de deux ou trois passages hebdomadaires.

Circuit court valorisé
Tobias Rascher en livre l’essentiel au producteur bio Rathgeb, à quelques kilomètres de là; il vend lui-même le solde sur son stand au marché de Saint-Gall. Le circuit court fait partie du modèle éthique sur lequel ce domaine pionnier de la biodynamie se cale depuis sa création, il y a plus de quarante ans. «Je m’arrange pour valoriser ces brefs trajets consacrés à de petits volumes par d’autres livraisons», souligne-t-il. Et pour rehausser encore l’efficience de cette culture, il compte sur un joker: la fourniture de feuilles à Bio Force, qui les utilise pour des préparations pharmaceutiques. «Au moins jusqu’à octobre, période à laquelle l’entreprise cueille les feuilles de ses propres plantes… quand il y en a.»
En principe, les fleurs doivent atteindre un diamètre de 6 cm pour être acceptées par le grossiste. Mais la rareté globale des artichauts suisses sur le marché donne une certaine marge de tolérance à l’agriculteur. «S’il le faut, je parviens à tout vendre au marché sans grande difficulté. C’est l’avantage d’une telle culture de niche! L’inconvénient, en revanche, ce sont les fluctuations de production, pas toujours compréhensibles.» Elles ne sont en tout cas pas imputables au climat, tempéré par le lac tout proche. «Mes parcelles sont peu gélives, et les artichauts résistent bien à des températures allant de -5° à -10° s’il n’y a pas de vent.» Quant aux ravageurs, il n’y a guère que le puceron noir de la fève qui, si on le laisse s’agglutiner sur la tige centrale de la plante, peut provoquer sa mort en se nourrissant de sa sève.

Revigorer les sols
En soi, la culture de l’artichaut n’a toutefois rien de particulièrement complexe, estime Tobias Rascher. Comme la récolte, la plantation se fait à la main (le spécialiste Beat Jud, à Tägerwilen, lui livre des plantons bios de la variété ‘Imperial star’). Ensuite, c’est la gestion des adventices qui forme le gros de la tâche – au minimum deux sarclages par semaine, trois s’il fait chaud. Un boulot rendu plus ardu encore par l’abandon de tout travail des sols au domaine, il y a deux ans, et une transition opérée vers les principes de l’agriculture de régénération. Paillages et couverts ont ainsi fait leur apparition; les rangs d’artichauts sont enherbés, à l’exception de deux bandes de 30 cm de chaque côté, que l’exploitant fraise au moyen d’une machine en location. «Avec une grande diversité de légumes sur une surface réduite, produire et parvenir en même temps à une meilleure résilience de la terre devrait me permettre de compenser l’absence de rotations intelligentes telles que le bio le préconise», espère Tobias Rascher. Et surtout de rehausser la teneur en nutriments de ses sols, dont une analyse Albrecht-Kinsey effectuée il y a deux ans a révélé une carence en magnésium. «Actuellement, j’équilibre en recourant à la fumure maison, un mélange de lisier de mes bovins, de compost et de copeaux de bois haché, détaille-t-il. Mais cela prend du temps. Produire de l’humus serait bien plus efficace.»

Des sols revigorés parviendront-ils à lisser un peu le caractère capricieux des artichauts de Scherzingen? Tobias Rascher y compte bien. Car il garde la tête froide. «En dessous d’un certain seuil de rentabilité, en tenant compte de la vente des feuilles et des fleurs, je réaffecterai ces surfaces à d’autres légumes, en ne conservant qu’une petite parcelle pour la vente directe au marché.» Le chardon rétif gardera quoi qu’il en soit une place au domaine Demeter-Feldhof.

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): Blaise Guignard

En chiffres

  • 1 domaine: Demeter-Feldhof est géré depuis 1981 par la famille Tschudin, propriété d’une coopérative fondée en 1988, et dirigé aujourd’hui par Tobias et Verena Rascher-Tschudin.
  • 8,5 hectares de surface maraîchère en biodynamie (labels Demeter et Bio Suisse).
  • 6 tunnels dont 1 que l’on peut chauffer.
  • 20 vaches mères au sein de l’exploitation.
  • 1 philosophie, privilégier le frais plutôt que les légumes de garde: salades, carottes, radis, fenouils, colraves, tomates, courgettes, concombres ou encore artichauts.

+ d’infos www.demeter-feldhof.ch

Un produit de niche plutôt discret

En Suisse, l’artichaut ne prend guère de place: en 2021, tous types de production confondus (bio et conventionnel), seuls 6,09 hectares au total étaient consacrés à sa culture, répartis dans une quinzaine de cantons. Genève est en tête avec 2 hectares – reliquat d’une tradition bien ancrée jusqu’au XIXe siècle, construite autour d’une variété locale, l’artichaut violet de Plainpalais. Importée par les réfugiés huguenots au XVIIe siècle, cette souche précoce, rustique et capable de passer l’hiver sans difficulté, a été redécouverte par hasard en 1959. À l’autre extrémité du classement, Fribourg ne recense que 200 mètres carrés d’artichauts, Vaud en comptant 0,24 hectare. Une surface congrue, «d’autant que le taux de couverture des parcelles est relativement faible, en particulier chez les exploitants pratiquant la vente directe, ce qui est le cas de la grande majorité d’entre eux», relève la Centrale suisse de la culture maraîchère et des cultures spéciales. Peut-être à tort, l’artichaut est réputé généralement peu adapté à nos climats. Mais sa discrétion chez les maraîchers s’explique aussi par son statut, non protégé contre les importations, qui atteignent 1900 tonnes par an.