Reportage
Au point du jour, ils passent la bague à la patte des oiseaux migrateurs

Depuis trente-deux ans, de fin juillet à fin octobre, des relevés ornithologiques sont effectués au col de Jaman, au-dessus de Montreux (VD). Reportage au petit matin alors que les fringillidés font route vers le sud.

Au point du jour, ils passent la bague à la patte des oiseaux migrateurs

Il est 6 h. En ce milieu du mois d’octobre, le col de Jaman est plongé dans l’obscurité. Au loin, un petit faisceau lumineux s’active dans la nuit, témoin d’une présence humaine. Il s’agit de Gilles Hauser, responsable depuis la mi-août du baguage des oiseaux migrateurs dans cette station ornithologique située à 1512 mètres d’altitude. Accompagné d’Emma et Bastien, deux apprentis bagueurs venus de France, il rentre à la petite cabane du Groupe d’études faunistiques de Jaman. «Nous sommes bredouilles!» lâche-t-il. La nuit a été calme, très calme. Seuls quatre rouges-gorges ont été interceptés dans les filets dressés au col. «Mais d’ici peu, juste avant le lever du jour, je pense que nous aurons de nombreuses prises.» Son argument: l’été indien touche à sa fin et une perturbation est prévue le lendemain. «Les oiseaux le sentent et en profitent pour tailler la route…»

En cette période, Gilles Hauser et son équipe s’attendent à rencontrer de nombreux fringillidés. Cette famille est constituée de volatiles principalement granivores, qui migrent partiellement. Les migrateurs transsahariens ont, eux, quitté nos latitudes plus tôt, en août ou en septembre. «Aujourd’hui, nous observerons certainement des pinsons des arbres, des tarins des aulnes, des merles et des grives musiciennes. Tous se déplacent de l’Europe du Nord ou de l’Est en direction du pourtour méditerranéen.»

Scrutés en vingt secondes
Au fil des minutes, le ciel s’éclaircit, effaçant une à une les étoiles. Une dizaine de bénévoles arrive dans le cabanon. Jour et nuit, sept jours sur sept, des petites mains s’activent pour démailler toutes les trente minutes les oiseaux pris dans les filets. À 7h, les bénévoles, en file indienne, s’approchent des mailles, des petits sacs vides pendus aux poignets. Piégées, des grives musiciennes donnent de la voix. «Il s’agit de les sortir avec le plus de soin possible. En général, je libère une aile, la tête puis l’autre aile. Chacun a sa méthode et chaque espèce s’emmaille à sa façon en fonction de sa puissance de vol», explique Emma.

Les oiseaux sont ensuite plongés dans les sacs et transportés à la cabane. Là, Gilles Hauser s’affaire à prendre leurs mesures, consciencieusement retranscrites par un bénévole. Espèce, sexe, âge, degré d’adiposité, de musculature pectorale, longueur d’ailes et poids. En une vingtaine de secondes, chaque migrateur est scruté sous toutes ses coutures, bagué puis libéré. Ni puce ni GPS permettant de suivre sa route vers le sud ne sont fixés. Les données récoltées ici servent avant tout à tenir un inventaire des espèces migratoires et, au fil des ans, à identifier des tendances (lire l’encadré ci-dessous).

Le gros-bec en invité surprise
Alors que la prise de mesures bat son plein, les bénévoles continuent d’affluer avec des sacs remplis d’oiseaux. «Prioritaire!» annonce-t-on avant de suspendre un pochon en tête de file sur la paroi de la cabane. Tous les volatiles ne sont pas traités à la même enseigne, car tous n’ont pas les mêmes capacités à résister à cette épreuve stressante. «Les grimpereaux, les pouillots et les roitelets sont particulièrement chétifs. Nous voulons donc leur épargner une trop grande dépense d’énergie.» Un autre sac révèle effectivement un roitelet huppé. Avec ses 5,6grammes, il est le plus petit oiseau d’Europe.

La levée suivante change la donne. Une vingtaine de gros-becs se sont fait prendre au piège. Les démailler n’est pas une mince affaire, car leur bec, particulièrement fort, est une redoutable pince. «Un groupe entier a tapé dans le filet. Ce matin, nous en avons enregistré davantage que durant tout le reste de la saison», se réjouit Gilles Hauser entre deux manipulations délicates de cet imposant fringillidé.

Au fil des heures, les sacs s’alignent sur la paroi, ce qui ne stresse pas pour autant le bagueur en chef. «C’est un rythme normal. En période chargée, on peut dénombrer jusqu’à plusieurs centaines d’oiseaux par jour.» Tarins des aulnes, serins cini, pinsons des arbres, gros-becs défilent rapidement sur la table des mesures. Puis un bec-croisé des sapins vient rompre ce cortège. Il a été démaillé par Éric, un ornithologue passionné venu de Normandie pour une semaine. «C’est la première fois que j’en manipule un, c’est émouvant.»

Nuits blanches hautes en couleur
Depuis trente-deux ans, les relevés effectués à Jaman sont rendus possibles grâce à des volontaires et des civilistes. Seul le responsable du baguage est légèrement dédommagé. Mais peu importe. Pour Gilles Hauser, qui a passé son permis de baguage avant même de pouvoir conduire, comme pour les autres bénévoles, les nuits blanches en valent la peine. «C’est une expérience unique de voir ces volatiles de près et de les avoir en main», témoigne Raymonde de LeVaud (VD). Cette retraitée vient pour la septième année. Autrefois, elle profitait de ses jours de congé afin de se poster auprès des migrateurs.

Au moment de quitter les lieux, une classe de la région atteint le col. «C’est aussi ça, notre rôle. Transmettre notre passion et sensibiliser la jeunesse à la beauté des oiseaux», avance Gilles Hauser. Un moment hors du temps pour ces enfants qui fera peut-être naître des vocations.

Texte(s): Sophie Dorsaz
Photo(s): Sophie Dorsaz

Questions à...

Lionel Mamaury, président du Centre ornithologique de Lausanne et du Groupe d’études faunistiques de Jaman

La période d’observation vient de se terminer à Jaman. Les oiseaux ne migrent-ils plus en fin d’année?
La période d’études s’étend de fin juillet à fin octobre, car elle coïncidait simplement à nos vacances universitaires et à l’arrivée de la neige, au moment de la création de la station en 1991. Mais en fin d’année, la migration continue. Le canard de Sibérie traverse la Suisse en décembre, voire en janvier. Entre mi-janvier et mi-février, c’est le seul moment où rien ne se passe sur le plan des mouvements migratoires.

En trente ans d’études à Jaman, notez-vous des changements?
Nous constatons des arrivées plus hâtives et des départs plus tardifs. Les gobemouches et les hirondelles affluent environ deux semaines plus tôt au printemps qu’il y a quelques décennies. Quant aux milans noirs, on les voit parfois un mois plus tôt.

Y a-t-il aussi des évolutions concernant les oiseaux identifiés à cette altitude?
On remarque la présence de nouvelles espèces, comme le guêpier d’Europe. L’implantation en Suisse de cet oiseau originaire d’Afrique témoigne du réchauffement climatique. D’autres, au contraire, se font plus rares. Le venturon montagnard, le merle à plastron ou le pipit spioncelle ont gagné de l’altitude et se montrent désormais moins à Jaman.

En chiffres

  • 32 ans que la station ornithologique de Jaman est en fonction.
  • 132 espèces d’oiseaux migrateurs ont été identifiées.
  • 238‘000 volatiles ont été bagués.
  • 20 espèces de chauves-souris ont été identifiées.
  • 4400 chiroptères ont été bagués.