Point fort
Caran d’Ache veut trouver le bois local idéal pour fabriquer ses crayons

Actuellement, 90% des crayons de la marque sont faits en cèdre de Californie. Un projet est mené avec l’École supérieure du bois, à Bienne (BE), pour le remplacer par une essence suisse et relocaliser la filière.

Caran d’Ache veut trouver le bois local idéal pour fabriquer ses crayons

Dans un atelier de l’École supérieure du bois, à Bienne (BE), une étonnante machine a été installée. Au centre de cette grande structure en métal, un crayon de couleur est taillé automatiquement à un rythme constant, produisant une farandole de copeaux. À côté, Patricia Granado observe les graphiques générés en temps réel sur son ordinateur. Depuis trois ans, cette assistante de recherche au département de traitement et d’anatomie du bois œuvre en collaboration avec l’entreprise suisse de papeterie Caran d’Ache, afin de tester les caractéristiques de plusieurs essences. Le but: dénicher un bois indigène pouvant remplacer le cèdre de Californie, actuellement utilisé pour fabriquer 90% des crayons de la marque. «Il rassemble de nombreuses qualités. En plus d’être très léger, ce qui est idéal pour le taillage, il a un fil régulier, permettant d’obtenir des crayons bien droits. On observe aussi une bonne stabilité dimensionnelle, soit une faible absorption d’eau et dilatation thermique. Nous voulons trouver l’essence locale qui s’en rapproche le plus», explique-t-elle.

Pour la société sise à Thônex (GE), l’objectif est écologique et économique. «Nous souhaitons réduire le bilan carbone de notre production, ainsi que les coûts de transport. Ce changement est un grand défi, car nous travaillons avec le cèdre de Californie depuis plus de cent ans. Ce bois haut de gamme est notre marque de fabrique», expose Eric Vitus, directeur des Beaux-Arts de Caran d’Ache.

Épicéa, arole et tilleul

Dans le cadre de l’étude, Patricia Granado a tout d’abord examiné au microscope l’anatomie de six essences helvétiques: le sapin blanc, l’épicéa, l’arole, le tilleul, le pin sylvestre et le pin Weymouth. Des tests ont ensuite été effectués à la machine afin de comparer leur facilité de taillage. Puis les planchettes ont fait l’objet de différents traitements d’imprégnation. «Il s’agit de faire tremper le bois dans une solution à base de colorants, de paraffine et d’eau dans le but de simplifier le glissage lors de la taille», précise-t-elle. «Quant aux colorants, ils servent à donner une couleur légèrement rosée aux crayons, pour pouvoir les distinguer des produits bon marché, qui sont généralement blancs», souligne Eric Vitus. D’autres traitements confidentiels sont appliqués, de manière à homogénéiser la matière et améliorer ses propriétés.

«Nous avons constaté que les caractéristiques de ces bois étaient très variables. Par exemple, le pin sylvestre a la partie périphérique de son tronc – l’aubier – qui est aisé à imprégner, mais pas son cœur, ce qui rend moins simple le travail en scierie. Le pin Weymouth, lui, est très léger, ce qui joue en sa faveur, mais il y en a assez peu en Suisse», remarque l’ingénieure. Quant à l’arole, il a déjà permis de remplacer le cèdre de Californie durant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les importations étaient limitées. «Globalement, il est plutôt commode à tailler. Mais, comme il pousse en montagne et est soumis au vent et à la pente, son fil est tortueux. Il y a donc des nœuds et du gaspillage.» Aujourd’hui, Caran d’Ache a décidé de se concentrer sur les non-résineux, car plus tendres. «En revanche, c’est ceux que l’on trouve le moins dans le pays, ce qui rend l’approvisionnement compliqué», dit Eric Vitus.

En quête des bons partenaires

Malgré tout, plusieurs collections faites à partir d’essences locales ont déjà vu le jour, dont le coffret «Swiss Wood». Celles-ci comportent notamment un crayon en hêtre jurassien, premier à être arrivé sur le marché il y a une dizaine d’années. «Comme ce bois est très dense, il a dû être thermotraité à plus de 160 degrés pour qu’il soit facile à tailler. Du coup, il devient très foncé, tout en restant assez lourd. Cela convient pour un marché de niche, mais pas pour remplacer l’intégralité de notre production. Nous devons trouver une autre solution à grande échelle», relate le directeur des Beaux-Arts.

En parallèle, Caran d’Ache cherche des partenaires suisses afin de créer une chaîne de valeur complète sur place. «Pour ce faire, nous souhaitons nous associer avec des entreprises spécialisées dans l’imprégnation, ce qui n’est pas évident à dénicher pour de si petits calibres, ainsi qu’avec des scieries qui produisent des planchettes. Actuellement, il n’en existe plus aucune dans le pays. Ce processus prendra des années.»À terme, la relocalisation de cette filière aura-t-elle un impact sur les prix? «Oui, mais les consommateurs sont prêts à payer un peu plus cher pour des articles locaux. Le challenge sera de contenir cette hausse en produisant de grands volumes, tout en impliquant les écoles, un de nos clients les plus importants», conclut Eric Vitus.

 

Texte(s): Lila Erard
Photo(s): Matthieu Spohn

Un savoir-faire centenaire

Quelque 34 étapes, soit une cinquantaine d’heures de travail, sont nécessaires pour produire un crayon chez Caran d’Ache. Dans le laboratoire, nombre de pigments sont mélangés, transformés en copeaux puis en spaghettis, pour former les futures mines. Une fois segmentées et séchées, ces dernières sont insérées dans les planchettes de bois, qui sont ensuite découpées. Créée en 1915 à Genève, l’entreprise – qui compte près de 300 collaborateurs – devrait déménager d’ici à 2024 à Bernex (GE), dans un bâtiment végétalisé doté de panneaux solaires et d’une installation géothermique.

Questions à Philippe Nicollier, président de Lignum Vaud, organisation de l’économie suisse de la forêt et du bois

Quel pourrait être l’impact d’une provenance locale de bois pour la fabrication de crayons Caran d’Ache sur le marché suisse?

En matière de volume, c’est assez anecdotique. On parle d’environ 2000 mètres cubes de bois par an, soit seulement 0,02% des quelque 11 millions produits chaque année dans le pays. Toutefois, ce serait un nouveau débouché non négligeable pour l’essence qui sera sélectionnée. Actuellement, nos forêts sont sous-exploitées. Toutes les avancées sont les bienvenues.

Est-ce aussi intéressant en matière d’image?

Évidemment! Pour l’économie suisse de la forêt et du bois, collaborer avec une société reconnue à l’international pour son savoir-faire est un beau symbole.

La création d’une chaîne de valeur sur place est-elle envisageable?

Bien sûr, d’autant plus que cela a déjà été possible durant la Seconde Guerre mondiale. Mais ce ne serait pas évident, car les entreprises qui fabriquent les planchettes – qui sont les mêmes qui produisaient autrefois le parquet – n’existent plus sous nos latitudes. Aujourd’hui, cette filière doit être réinventée de toutes pièces.