Terroir
En pleine ville de Lucerne, on affine le Sbrinz AOP comme un vrai trésor

Depuis des décennies, la quasi-totalité de la production nationale de ce fleuron fromager mûrit dans une cave de Lucerne. Visite de ce lieu où vieillissent des dizaines de milliers de ces précieuses meules couleur d’or.

En pleine ville de Lucerne, on affine le Sbrinz AOP comme un vrai trésor

Une pression sur la sonnette et la porte métallique s’ouvre sur un hall lumineux où des silhouettes en tablier blanc s’affairent autour d’imposantes meules couleur crème. Malgré sa taille imposante, ce bâtiment industriel fait de béton et de métal passe inaperçu entre la silhouette stricte de l’église Sankt-Karl et les immeubles plantés sur la rive de la Reuss.

Il faut dire qu’il est là depuis toujours, ou presque, puisque c’est en 1926 qu’une coopérative de producteurs édifie cette cave d’affinage. Depuis, la halle s’est agrandie et est passée aux mains de l’entreprise Sbrinz Käse GmbH. Mais elle n’a rien perdu de sa mission première: abriter les précieuses meules de fromage durant leur longue phase d’affinage.

 

Cahier des charges strict

«On peut stocker ici jusqu’à 60 000 meules, explique Robert Emmenegger, membre de la direction de Sbrinz Käse, en nous tendant une blouse et une charlotte. Elles sont produites dans 25 fromageries situées tout autour du lac des Quatre-Cantons, à partir du lait d’environ 330 exploitations.» Le processus de fabrication, bien sûr, est pour une bonne part dans la saveur si particulière de ce fromage typique de la Suisse centrale. Il est régi par un cahier des charges qui a fait ses preuves: pas d’ensilage pour nourrir les vaches, un trajet de 30 kilomètres maximum entre la traite et la transformation, mais surtout une méthode de production qui a pour objectif de permettre aux meules de traverser le temps. «C’est un fromage plutôt sec, dit Robert Emmenegger en nous guidant dans les méandres du bâtiment. On enlève beaucoup d’eau lors de la fabrication, puis on plonge longtemps les meules fraîchement moulées dans un bain de saumure. Ensuite, l’affinage est déterminant.»

 

Trésor national​

L’affinage, voilà justement la raison d’être de ce labyrinthe. C’est entre ces murs, à plusieurs dizaines de mètres sous le niveau de la Reuss, que les fromages mûrissent jusqu’à trois ans. Troisième sous-sol: les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur les ténèbres, laissant passer une odeur puissante. Les ampoules clignotent quelques instants et s’allument enfin, laissant apparaître le décor impressionnant qui nous entoure. Nous nous trouvons dans une allée souterraine dont le plafond est à peine visible tant il est haut, bordée à droite comme à gauche de rayons de bois qui portent des centaines de meules de Sbrinz. Rangées verticalement comme des livres sur une étagère, elles se succèdent sur une dizaine de niveaux, derrière lesquels on devine d’autres couloirs comme celui où nous avançons lentement. «Regardez la couleur de cette croûte, dit Robert Emmenegger en caressant des doigts la courbe d’une meule. En vieillissant, le fromage prend une teinte plus profonde. De jaune pâle, il devient couleur d’or.»

L’impression de déambuler au milieu des lingots se renforce lorsque nous grimpons sur l’un des chariots rudimentaires glissant sur des rails qui servent depuis près d’un siècle aux employés chargés de veiller sur ce trésor. D’ailleurs, la métaphore n’est pas galvaudée: autour de nous, il y en a pour des dizaines de millions de francs. Si le Sbrinz AOP est un fromage cher, c’est parce qu’il nécessite du temps et des soins.

 

Une délicatesse prisée

Perché sur l’une de ces plateformes mobiles, un employé est justement en train de sécher les meules. Concentré sur sa tâche, il essuie l’excédent de graisse qui perle sur le fromage, tourne les lourdes pièces pour nettoyer la planche de sapin blanc avant de les remettre en place. «Malgré la mécanisation, rien ne peut remplacer ce travail manuel très physique, qui permet aux meules de traverser le temps. Les Sbrinz les plus jeunes à sortir de cette cave ont 18 mois; ils sont destinés à être taillés en rebibes. Les plus vieux y restent 36 mois. On les découpera en petites bouchées qui feront le bonheur des connaisseurs.»

Friable et parfumée, la pâte extradure de ce fromage rappelle celle de ses cousins italiens, le Parmigiano reggiano et le Grana padano. «En plus goûteux, nuance notre guide. Car il est conçu uniquement à partir de lait entier, ce qui lui donne une onctuosité unique.» Il n’y a qu’un seul moyen d’en avoir le cœur net: passer à la dégustation promise en fin de visite. Refermant la porte de la salle des coffres où mûrissent les pépites fromagères, nous entamons notre remontée vers la surface de la Terre.

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Clément Grandjean

En chiffres

1926: date de construction du premier bâtiment.

4 niveaux en sous-sol.

80% des Sbrinz de Suisse y sont affinés.

25 fromageries, dont 8 d’alpage, y livrent leur production.

60000 meules: sa capacité maximale.

7 employés.

18 à 36 mois d’affinage.

9 à 12°: la température des caves.

L'ancêtre des pâtes dures suisses

Plus de 500 ans d’existence et pas une ride: le Sbrinz ne fait pas son âge. Pourtant, cette spécialité nationale protégée par une AOP depuis 2002 est déjà mentionnée au XVIe siècle: les meules étaient alors centralisées à Brienz (BE) avant d’être exportées. Ce sont les Italiens, principaux amateurs de ce fromage corsé, qui lui donnent vraisemblablement son nom actuel, en l’appelant «lo sbrinzo» en référence à la ville de Brienz. Transportées à dos de mulet au-delà du col du Grimsel, les précieuses meules donnent à leur tour leur nom à cet itinéraire qui restera longtemps la principale voie de transit commerciale entre la Suisse et l’Italie: la Via Sbrinz.