Reportage
Poliez-le-Grand accueille la première Coupe du monde de la raisinée

Parmi les nombreux événements villageois organisés autour de cette spécialité de moût réduit au feu de bois, le village du Gros-de-Vaud se distingue en voyant grand – et international. Pour rire... mais pas seulement.

Poliez-le-Grand accueille la première Coupe du monde de la raisinée

La fondue avait son Mondial, la raisinée a désormais aussi son championnat universel. Le concours de caquelons a d’ailleurs inspiré cette compétition mise sur pied par l’Association du vieux four de Poliez-le-Grand (VD), qui célébrera ainsi du 14 au 16 octobre ses deux décennies d’activités et d’animations autour du fournil du village et des produits du terroir. «On a d’abord pensé à des Olympiades, mais le Comité olympique protège jalousement ses anneaux», précise Christian Ménétrey, agriculteur et président du comité d’organisation.

De fait, l’événement est plus en lien avec les valeurs paysannes que celles du sport, qu’il détourne avec un brin de malice. Il n’empêche: outre des animations diverses (café-théâtre, élection de Miss Raisinée, tombola, exhibition de vieux tracteurs et bien sûr stands de mets et boissons, y compris une bière à la raisinée brassée spécialement pour l’occasion), ce week-end consacré au vin cuit comprend bel et bien une compétition tout ce qu’il y a de sérieux. Elle verra 33 équipes de “cuiseurs” – le terme officiel – s’affronter, chacune autour de son chaudron frémissant de longues heures sur un feu de bois, pour figurer sur le podium des trois meilleures productions. Après dégustation par un jury de spécialistes (dont fait d’ailleurs partie notre chroniqueuse Annick Jeanmairet), présidé par le chef vaudois Carlo Crisci (voir l’encadré).

Les pièges de la cuisson
«Selon le règlement, chaque équipe reçoit 1m3 de bois et doit être en mesure de fournir 20 litres de raisinée à l’issue de la cuisson, le dimanche à midi, explique Christian Ménétrey. Les concurrents amènent leur propre jus de pomme, de poire ou de raisin, ainsi qu’une réserve de bois de leur choix.» Foyard ou sapin – pour alimenter un feu devant durer entre 12 et 36 heures selon le volume du chaudron, tous ont leur essence de prédilection, note le président.

«On va se relayer pour surveiller la cuisson, sourit Didier Mermoud, qui figure sur la liste des compétiteurs avec son équipe Les Novices. C’est surtout sur la fin que ça se joue, alors que l’attention peut se relâcher.» L’une des difficultés consiste en effet à maintenir une température suffisamment élevée pour parvenir à la réduction souhaitée, tout en évitant de brûler le contenu du chaudron, appuie Yannick Schmalz, un autre participant. Qui dévoile un peu de sa tactique: «Nous allons «recaper» notre petit chaudron de 60 litres (ndlr: les plus gros vont jusqu’à 1500 litres), c’est-à-dire ajouter du moût au fur et à mesure pour réduire au total 200 litres de liquide. On a opté pour un assemblage de pommes, poires et raisin, afin de limiter l’acidité de notre raisinée.»

Vin cuit, pommé et black butter
Reste un point à éclaircir: cette coupe du monde mérite-t-elle son nom, au-delà de la boutade? «La participation d’une équipe bretonne venant fabriquer du pommé, une version régionale de notre raisinée, le justifiait pleinement. Malheureusement, elle a dû se désister au dernier moment.»

«Et je le regrette beaucoup, confie au téléphone depuis Maen Roch (F) Henri-Pierre Rouault, responsable de ladite équipe. En Haute-Bretagne, le pommé fait depuis 2017 l’objet d’un projet territorial visant à le sortir de l’oubli dans lequel il est tombé après-guerre, et par ce biais à réhabiliter les vergers de pommes traditionnels.» C’est dans ce but que cet agronome et environnementaliste a créé l’association Les Ramaougeries de Pommé (ramaouger signifiant remuer en gallo, la langue vernaculaire). Avec pour objectif d’obtenir une appellation d’origine protégée, cette dernière multiplie notamment les démarches de communication auprès du grand public, des restaurateurs et des chocolatiers; parallèlement, elle fait procéder à des analyses sensorielles et typologiques de chaque pommé – allant jusqu’à étalonner au réfractomètre les taux de sucre, pour obtenir un protocole précis de fabrication d’un produit stable.

«Développer des échanges interrégionaux et internationaux autour de spécialités similaires comme le black butter de Jersey (GB) ou le sirop de Liège belge, et évidemment le vin cuit romand, s’inscrit dans cette dynamique, poursuit Henri-Pierre Rouault. Je compte bien venir dans le canton de Vaud pour une édition ultérieure de cet événement, qui nous intéresse énormément!»

Un vœu qui a de bonnes chances de se réaliser: le soutien financier octroyé par la Commission cantonale du patrimoine immatériel à la Coupe du monde de la raisinée – qui n’a pas ménagé ses efforts pour assumer son budget de 230000 francs – est en effet conditionné à la pérennisation de la manifestation. «On n’a pas encore fixé de date pour une prochaine compétition, mais les 25 ans de notre association s’y prêteraient bien», glisse Christian Ménétrey. L’occasion de voir s’affronter des équipes suisses, bretonnes, belges ou anglo-saxonnes, peut-être. Et de constater la dimension quasi universelle d’un produit paysan autrefois répandu partout où l’on trouvait des vergers de fruits à pépins.

+ d’infos Poliez-le-Grand (VD), 14-16.10, www.coupe-du-monde-raisinee.ch

Texte(s): Blaise Guignard

En guise de sucre

Recourir à une réduction de jus de raisin, de coings ou de figues, puis plus tard de pommes et de poires pour tenir lieu de sucre raffiné (ou servir de condiment) est connu dès l’Antiquité dans toute l’Europe. En Suisse, on en trouve mention à Fribourg dès le XVIIIe siècle, et l’usage sera courant jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. L’arrachage à grande échelle des vergers à cidre entraîne alors la raréfaction de la préparation, qui sera revalorisée en tant que «produit du terroir» dans les années 80. La gastronomie va ensuite s’y intéresser à son tour – renouant ainsi avec la cuisine antique.

Questions à...

Carlo Crisci, président du jury de dégustation

Qu’est-ce qui va faire la différence entre ces 33 raisinées?
La qualité des fruits utilisés pour le jus, d’abord, et ensuite, et surtout, la cuisson. Dix minutes hors de contrôle suffisent pour que la raisinée brûle, sur les bords du chaudron plus que sur le fond, conférant à la réduction une amertume caractéristique… très difficile à éviter. En l’absence de tels défauts, il sera peut-être compliqué de trancher!

Pour vous, la raisinée est un produit qui a toute sa place dans la cuisine d’un restaurant gastronomique…
Absolument. Je l’ai souvent utilisée pour glacer des canards, coupée de verjus ou de balsamique pour atténuer sa douceur. En tarte, je privilégie son utilisation pure, surmontée de crème chantilly à la façon d’un cappuccino.

En Bretagne, le pommé fait l’objet d’analyses pour, à terme, aboutir à une fabrication parfaitement maîtrisée. Au risque de dénaturer son caractère artisanal?
En utilisant la technologie et des cuiseurs modernes pour systématiser le travail, on perd peut-être certains aspects, mais on comprend mieux les processus à l’œuvre. Et je ne vois aucune raison pour que la raisinée obtenue ainsi soit moins bonne…