Point fort
La multiplication des ruches urbaines pourrait nuire aux abeilles

Alors que la quantité de ruchers en ville a doublé ces dernières années en Suisse, les populations de butineuses domestiques menacent les sauvages, pointe une étude. Celle-ci encourage une meilleure réglementation.

La multiplication des ruches urbaines pourrait nuire aux abeilles
Sur le toit végétalisé de la Vaudoise Assurances, au centre de Lausanne, deux employées prennent le café en profitant de la vue. À quelques mètres de là, Audric de Campeau surveille ses petites protégées, accompagné de sa collègue Rachel Velten, voile sur la tête et enfumoir en main. Il y a près de six ans, la société d’apiculture urbaine CitizenBees a été mandatée par la compagnie pour installer trois ruches à visée pédagogique. Chaque année, les collaborateurs sont invités à participer à l’extraction du miel dans le cadre d’ateliers. «Si la météo est bonne, les récoltes sont monstres! On a déjà eu plus de 50 kilos par ruche», se félicite-t-il en posant une hausse sur la structure en bois pour accueillir le précieux nectar.

C’est que l’abeille mellifère, ou européenne, se plaît particulièrement en milieu urbain, où de nombreux arbres et plantes sont cultivés sans pesticides et fleurissent tout au long de la belle saison. «Près d’ici, il y a le parc de Milan avec ses marronniers, tilleuls et érables, ainsi qu’une prairie fleurie. On voit aussi de la lavande et des fleurs exotiques sur les balcons. La ville est un environnement très riche.» À tel point que le nombre total de ruchers dans des entreprises, lieux publics et chez des privés a presque doublé entre 2012 et 2018 dans quatorze cités suisses – dont Lausanne Berne, et Neuchâtel –, passant de 3139 à 6370, selon l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL).

Risque de pénurie alimentaire
A priori réjouissant, cet engouement pourrait toutefois avoir un impact négatif sur la biodiversité, avertissent Marco Moretti et Joan Casanelles-Abella, auteurs de l’étude. Selon le modèle de calcul qu’ils ont élaboré, il n’y aurait pas assez de ressources florales dans la majorité des villes pour absorber une telle densité. «Une limite appropriée pour une apiculture durable est de 7,5 ruches par kilomètre carré d’espaces verts, mais cette valeur est souvent dépassée. Même lorsque nous avons simulé une augmentation maximale des surfaces végétalisées dans ces territoires, il n’y a pas eu d’amélioration significative. Il n’est donc pas possible de couvrir les besoins de tous ces insectes», affirment-ils.

Les résultats confirment une tendance similaire à Paris, Londres ou Berlin. Sans compter que cette pénurie alimentaire toucherait d’autres pollinisateurs comme les abeilles sauvages. Contrairement aux domestiques qui peuvent parcourir trois kilomètres pour butiner, celles-ci ont un rayon d’action de 300 à 500 mètres, qui les rend dépendantes de la flore locale et vulnérables à la concurrence. «Toutefois, il est difficile d’évaluer l’ampleur de ce phénomène, car d’autres facteurs jouent un rôle, comme la fragmentation des habitats ou l’exploitation du sol», ajoutent-ils.

Actuellement, sur plus de 600 espèces de butineuses sauvages indigènes, environ 40% seraient menacées d’extinction (lire l’encadré). «L’abeille mellifère n’est pas en danger, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Bien qu’elle se déplace librement, elle est domestique. Elle est élevée par l’humain, qui la loge, la soigne et la nourrit quand la météo est mauvaise, afin de produire du miel» tient à rappeler Max Huber, fondateur de l’association militante Urbanwildbees.

Inégalité de traitement
Malgré tout, Apis mellifera est devenue le symbole de la biodiversité en ville. «Ça n’a pas de sens! En favorisant cette espèce, on se trompe de combat. C’est un animal de rente comme un autre, qui n’a pas besoin d’être sauvé», assure-t-il, n’hésitant pas à parler de greenwashing de la part des entreprises. Un terme nuancé par Christophe Praz, entomologiste au Centre suisse de cartographie de la faune: «Cela part souvent d’un bon sentiment, mais il y a une méconnaissance qui conduit à surcharger l’écosystème.»

Pour Audric de Campeau de CitizenBees, tout est une question d’équilibre. «Pour l’instant, les récoltes sont bonnes à Lausanne, j’en conclus qu’il y a assez d’espaces verts. Je veille tout de même à ne pas mettre trop de ruches au même endroit, souligne-t-il, en invitant à avoir une réflexion plus générale. Si la ville est devenue un refuge pour les insectes, c’est que l’état des campagnes s’est dégradé. C’est aussi à ce niveau-là qu’il faut agir.» Marco Moretti, lui, encourage à mieux réglementer l’emplacement des ruches en milieu urbain, planter davantage de fleurs indigènes et instaurer des distances minimales entre les colonies pour contrôler la densité, sans nuire à la bonne volonté du public. Des pistes dont s’inspire déjà la Ville de Lausanne. Ces dernières années, le nombre d’emplacements mis à disposition des apiculteurs amateurs a été limité, au profit d’une multiplication des hôtels à insectes, talus et zones terreuses pour favoriser la ponte des abeilles sauvages.

Texte(s): Lila Erard
Photo(s): François Wavre/Lundi 13

Espèces menacées bientôt listées

Ces dernières années, une collection unique d’abeilles sauvages naturalisées a été constituée au Muséum d’histoire naturelle de Neuchâtel, à la suite d’une donation du Centre suisse de cartographie de la faune (CSCF) et de l’Université de Neuchâtel. Durant cinq ans, une vingtaine de biologistes ont récolté ces insectes sur 250 sites helvétiques, de la forêt de Finges (VS) aux rives de l’Allondon (GE), en passant par les hauts pâturages des cantons alémaniques. Leur objectif? Dresser l’inventaire de ces populations et publier une liste rouge des espèces menacées du pays, sur mandat de l’Office fédéral de l’environnement. «On a dénombré 627 espèces d’abeilles en Suisse. Dans les villes, on en a parfois trouvé plus d’une centaine, notamment car les zones urbaines ont un climat particulièrement chaud qui leur est favorable, ainsi que de nombreux espaces verts, jardins et friches. En revanche, une cinquantaine sont considérées comme éteintes», expose Christophe Praz, entomologiste au CSCF et chargé de cours à l’université, responsable du projet. À terme, cette liste rouge permettra de classer les butineuses en plusieurs catégories, comme vulnérables, en danger, et en danger critique. Pour le moment, le spécialiste estime qu’environ 40% sont menacées d’extinction et pourraient disparaître rapidement.

Journée mondiale des abeilles

Chaque année depuis 2018 a lieu la Journée mondiale des abeilles, le 20 mai. Cette date a été choisie en l’honneur de l’anniversaire du Slovène Anton Janša, considéré comme le père de l’apiculture moderne. À cette occasion, de nombreux événements sont organisés pour sensibiliser à la disparition de ces insectes. Au Jardin botanique de Neuchâtel, les visiteurs sont ainsi invités à une dégustation afin de participer à une étude sur la caractérisation sensorielle et créer un atlas des miels du monde. Les enfants pourront, eux, prendre part à la construction d’un hôtel à insectes. En Suisse, la première Journée suisse des abeilles aura lieu le 2 juillet 2022, à Lyss (BE).