Reportage
Et si les sols contaminés aux dioxines étaient dépollués par des bactéries?

La vaste pollution détectée à Lausanne et dans les communes alentour pousse les autorités à innover. Pour éliminer les molécules toxiques, elles misent sur des micro-organismes naturellement présents dans la terre.

Et si les sols contaminés aux dioxines étaient dépollués par des bactéries?

Le chantier est titanesque tant la contamination aux dioxines dans la région lausannoise s’avère importante. En 2021, une concentration inédite de ces molécules toxiques a été détectée dans le sol en marge d’un projet de parc agroécologique. Jusque-là, le Canton de Vaud ne contrôlait pas la présence de ces polluants dans la terre, contrairement à ceux de Genève, de Fribourg, du Valais ou du Jura.

Les analyses se sont depuis multipliées pour tenter de mieux cerner les sites touchés, tels que les places de jeux, les cours d’école et de garderie ou les jardins potagers. «On a constaté des taux élevés dans plus de 4000 parcelles, ce qui représente près de 240 hectares de sol pollué, essentiellement en milieu urbain, détaille Isabelle Proulx, cheffe de la cellule Dioxines à l’État de Vaud. Les 30 à 50 premiers centimètres sont contaminés, ce qui signifie que l’on doit trouver un moyen de dépolluer 1,2 million de mètres carrés de terre. C’est énorme. Or nous ne voulons pas gaspiller cette ressource, qui se fait de plus en plus rare.»

Bioremédiation en test
Depuis la découverte de l’ampleur du problème – provenant probablement de l’usine d’incinération du Vallon qui a cessé ses activités en 2005 –, plusieurs pistes sont envisagées afin de rendre salubres ces sites, comme le remplacement de la terre souillée, la destruction des dioxines par un processus thermique, ou encore le recours à la bioremédiation. Il s’agit alors d’utiliser des bactéries capables de dégrader le poison présent dans le sol.

Tibio Lab est experte dans ce domaine. À Chavornay (VD), dans les locaux de l’entreprise, des milliards de micro-organismes sont analysés depuis des mois. «Nous avons prélevé des échantillons de terre contaminée et étudié les bactéries qui y étaient naturellement présentes, explique Davide Städler, directeur de Tibio. On sait que certaines d’entre elles s’attaquent d’elles-mêmes aux dioxines. Nous en avons identifié cinq, dont des souches du genre Pseudomonas, ainsi que Bacillus velezensis et Acinetobacter bohemicus, pouvant dégrader ces molécules plus ou moins rapidement.»

Durant le processus, les souches potentiellement pathogènes ont été recalées pour éviter tout risque sanitaire dans les zones urbaines touchées, très peuplées. Les biologistes ont également suivi le développement des molécules obtenues après la dégradation des dioxines, dans le but de s’assurer qu’elles étaient bel et bien inoffensives.

Un long processus
Dans le laboratoire vaudois, ces différentes bactéries, formant des cercles ou des filaments dans des boîtes de Petri, ont été gavées aux dioxines, de façon à pouvoir déterminer leur pouvoir de biodégradation. Seules les plus gloutonnes ont été retenues dans ce projet de recherche fondamentale. Des colonies de milliards de spécimens microscopiques se développent aujourd’hui au chaud dans les locaux de Tibio Lab. «Nous les testerons ensuite directement dans des pots de 10kilos de terre polluée, ajoute Davide Städler. On sait que les dioxines sont très toxiques, mais cela ne veut pas dire qu’elles sont présentes en masse dans les sols. On doit donc trouver un moyen de les rendre appétissantes auprès des bactéries, pour qu’elles cherchent à les absorber plutôt que de s’attaquer à d’autres éléments présents dans la terre.»

Ces micro-organismes devraient être dispersés sur une parcelle à Lausanne en 2025 pour examiner leur action en conditions réelles. «Nous suivrons la dépollution de ce site afin d’analyser en détail l’efficacité de la bioremédiation, poursuit le scientifique. On sait par exemple que l’activité des bactéries baisse en hiver ou lorsque la terre s’assèche.» Si l’expérience s’avère concluante, des milliards de ces micro-organismes lyophilisés ou dilués dans de l’eau seront épandus d’ici à 2026. Commencera alors un long travail souterrain d’élimination du poison. «Cela ne se fera pas du jour au lendemain, conçoit Sylvain Rodriguez, à la tête de la Direction de l’environnement industriel, urbain et rural vaudois. Ces sols ne seront pas assainis avant dix à vingt ans.»

En attendant, des panneaux informatifs ont été plantés aux abords des zones sensibles. Une liste de recommandations a également été transmise à la population (lire l’encadré). «Si on les respecte, la pollution ne présente pas de menace imminente pour la santé, conclut la municipale lausannoise Natacha Litzistorf. Tous les résultats sont disponibles publiquement sur le guichet cartographique de la Ville et du Canton.»

+ d’infos www.vd.ch

Texte(s): Céline Duruz
Photo(s): François Wavre/ Lundi13

Une armada de mesures mises en place

Les autorités se veulent rassurantes: cette pollution ne représente «pas un danger immédiat pour la santé». Toutefois, une liste de recommandations sanitaires a été communiquée aux riverains concernés: il est ainsi conseillé de ne pas manger certains légumes tels que les courges cultivées dans les secteurs touchés, de bien nettoyer les autres et de se laver les mains après avoir manipulé la terre provenant de ces zones. Ces consignes doivent aussi être appliquées par les détenteurs de poulaillers, les dioxines ayant tendance à s’accumuler dans les œufs. Quant à l’Agroscope, il suit de près la santé des moutons de la Ville de Lausanne, les animaux paissant sur des parcelles contaminées. Parallèlement, Unisanté a mené une étude afin d’évaluer la concentration de dioxines dans le sang, la comparant à un groupe de Lausannois et à un autre de Vaudois résidant hors de la capitale. Les résultats seront dévoilés dans le courant de l’été. Ils pourraient permettre d’affiner les mesures de santé publique déjà instaurées. «Aucune source de pollution n’est encore en activité, l’usine actuelle de Tridel n’étant pas concernée, rassure la municipale Natacha Litzistorf. L’alimentation en eau potable de la ville n’est pas menacée. Le processus vers un traitement complet de cette problématique sera long, complexe et évolutif.»

+ d’infos www.lausanne.ch/pollution-sol

Résidus industriels

Les dioxines sont des molécules chlorées, de la famille des polychlorodibenzodioxines (dioxines ou PCDD) et des polychlorodibenzofuranes (furanes ou PCDF). Dix-sept des 210 molécules de cette classe sont toxiques. Ce sont des polluants organiques persistants omniprésents dans l’environnement, insolubles dans l’eau. Ils s’accumulent dans le sol et se concentrent dans les tissus gras des organismes vivants. Les dioxines se forment de manière non intentionnelle lors de processus industriels, comme l’incinération de déchets ménagers, le blanchiment au chlore des pâtes à papier ou la production de pesticides. Une forte hausse des concentrations en dioxines dans l’environnement a été observée entre 1920 et 1970.