Reportage
Dans la Broye, les vestiges de la guerre sont rendus à la nature

De nombreux barrages antichars datant de la mobilisation sont aujourd’hui désaffectés. Pro Natura y voit une opportunité de recréer des biotopes profitant à la faune et la flore. Exemple à Cudrefin (VD).

Dans la Broye, les vestiges de la guerre sont rendus à la nature

Au sud du lac du Neuchâtel, à mi-distance entre Champmartin et Cudrefin (VD), Wolfgang Bischoff s’affaire au pied d’un mur en béton. Dans le fossé attenant à l’édifice, il étanchéifie la petite mare créée dans un bac de tôle. «Cet aménagement pourrait permettre à la grenouille rousse ou au crapaud sonneur à ventre jaune, présents sur cette rive, de coloniser un nouvel habitat», explique le biologiste.

Cet ancien barrage militaire, dit de Champ de la Fleur, est une des nombreuses lignes antichars quadrillant le Plateau suisse. Il s’étend sur près de deux kilomètres, du bord du lac de Neuchâtel au lac de Morat. De longs murs, des fossés et des blocs de béton bien connus, communément baptisés «Toblerones», se succèdent entre les deux étendues d’eau qui, en temps de guerre, formaient des obstacles naturels.

Couloir de migration privilégié
Aujourd’hui désaffectées, ces infrastructures ont été rachetées à la Confédération par Pro Natura en 2021. Plus que de simples vestiges du passé, l’organisation non gouvernementale voit en effet dans ces spartiates constructions de riches habitats naturels qui pourraient profiter à de nombreuses espèces sauvages. Elle a ainsi examiné le potentiel de 300 objets et acquis une bonne dizaine de barrages antichars, dont celui de la Broye vaudoise.

«Située entre deux parcelles consacrées à des cultures intensives, cette surface linéaire forme un précieux couloir de migration, ajoute Wolfgang Bischoff, responsable du projet de Cudrefin pour Pro Natura. Il s’agit donc de le revaloriser sur le plan écologique afin d’offrir des biotopes relais, favoriser le déplacement des animaux et le brassage génétique.» Une tâche qui s’accompagne de défis, la zone étant coupée par des routes à fort trafic et les murs par endroits élevés entravant l’accès au corridor.

Avant le début des travaux et pour mieux planifier son intervention, l’organisation a recensé les espèces présentes à l’aide de tunnels de détection placés sur le site. Outre le renard, le chevreuil et le blaireau, fréquents dans les zones cultivées, d’autres bêtes ont été observées. «Nous avons trouvé des traces de lièvre brun, de pie-grièche écorcheur, d’hermine, de muscardin ou encore de martre des pins.»

Dépôts pour les chauves-souris
Le fossé attenant au long mur en béton a donc été remodelé. Plusieurs mares, naturelles ou artificielles, ont vu le jour de manière à accueillir amphibiens et libellules. La plantation d’arbustes à croissance lente et d’épineux devrait permettre à la microfaune de trouver refuge. Tout comme des amas de branchages disposés au sol, qui bénéficieront également au lézard agile et au hérisson. Et pour permettre le franchissement du mur aux hérissons, martres et hermines, des troncs d’arbres ainsi que des remblais de terre ont été disposés contre l’ouvrage.

D’autres efforts portent sur un bunker et plusieurs dépôts, qui avaient été construits sur cette ligne de défense. Laissés à l’abandon, ils seront désormais affectés aux chiroptères. «Le bunker souterrain a un taux d’humidité de 95% et affiche une température positive toute l’année, détaille Wolfgang Bischoff. Ce sont deux facteurs nécessaires à l’hibernation de la chauve-souris.» Quant aux dépôts extérieurs, ils seront équipés de nichoirs pour la belle saison.

Collaboration avec les paysans
Le barrage antichar de Champ de la Fleur traversant des terres cultivées, Pro Natura a dû activement collaborer avec les exploitants et les propriétaires des parcelles attenantes pour mener à bien son projet. Ainsi, des contrats de bail ont été établis avec les agriculteurs voisins, mandatés afin d’entretenir le site. En retour, ils peuvent déclarer ces zones comme autant de surfaces de compensation écologique, déterminantes pour l’obtention de paiements directs. L’ONG organise par ailleurs chaque année une journée de travaux d’entretien grâce à des bénévoles, de façon à soulager les paysans.

Aujourd’hui, le chantier de renaturation touche à sa fin. Il faudra toutefois attendre deux ans et les recensements prévus afin d’évaluer l’efficacité des aménagements, ainsi que l’hospitalité nouvelle de ces ouvrages martiaux.

Texte(s): Sophie Dorsaz
Photo(s): Pierre-Yves Massot

La nouvelle vie des «Toblerones»

Rangées de blocs de béton, fossés ou hauts murs, l’édification des différents barrages antichars a démarré en Suisse dans les années 1930. Ces structures devaient servir à la défense du territoire durant la Seconde Guerre mondiale, mais leur construction a perduré au-delà des années 1939-1945. Appelés «Toblerones» en référence au fameux chocolat ou «dents de dragon», ces blocs pesant chacun 9 tonnes avaient pour but d’empêcher le passage de chars d’assaut. Sans utilité militaire et désaffectées, de plus en plus de ces infrastructures sont aujourd’hui vendues par la Confédération. Si certaines sont rendues à la nature grâce à des actions comme celles de Pro Natura, d’autres se sont transformées en attractions touristiques. C’est le cas de la ligne fortifiée de la Promenthouse, du côté de Gland (VD), qui s’étend sur une dizaine de kilomètres du pied du Jura au Léman, et le long de laquelle un sentier didactique a été aménagé.

Plusieurs projets dans le pays

En Suisse romande, deux autres sites ont bénéficié de travaux de revitalisation. À Fribourg, dans les communes de Bas-Intyamon et Treyvaux, des fossés et des ouvrages en béton ont été renaturés de façon à améliorer le passage de la faune. Pro Natura a également mené des initiatives similaires en Suisse alémanique. Ainsi, la ligne au nord de Frick (AG), constituée de plusieurs rangées de «Toblerones», est devenue un axe de migration riche en cachettes pour les hermines. Dans l’Oberbaselbiet (BL), une haie sauvage et des mares temporaires ont notamment été créées, alors que des cabanes délabrées et des structures métalliques sur le mur antichar ont été éliminées. L’objectif est d’améliorer les milieux naturels terrestres, en particulier pour le crapaud accoucheur.