Reportage
Charmé par les vipères, il les cherche dans tout le Vieux-Pays

Le Valaisan Yves Brunelli a rencontré ses premiers serpents enfant et leur a consacré sa vie, arpentant les vallées les plus reculées afin de les observer. Il intervient aussi pour déplacer certains individus et partage son savoir.

Charmé par les vipères, il les cherche dans tout le Vieux-Pays

La vipère a mauvaise réputation. Son caractère à la fois discret et mystérieux a fait naître toutes sortes de mythes à son sujet. Associée au mal, elle fut longtemps accusée de voler le lait au pis des vaches et d’attaquer les humains. Une image bien loin de la vision qui s’offre à nous dans ce pâturage valaisan baigné par le soleil. Sur un pierrier, paisiblement enroulé sur lui-même, un aspic se réchauffe dans la chaleur printanière. La bête est si tranquille qu’elle ne semble pas même avoir remarqué notre présence. Mais un homme au regard affûté l’a repéré. Depuis cinquante ans, Yves Brunelli voue à ces reptiles une passion inépuisable. Il leur a consacré sa vie, arpentant les vallées les plus escarpées pour observer et photographier ces êtres mystérieux.

Le spécialiste enfile ses gants et soulève délicatement ce beau mâle d’une soixantaine de centimètres pour l’admirer de plus près. «Voyez ses yeux dorés et la perfection de ses écailles ébène. C’est une vipère aspic mélanotique, à distinguer de la mélanique, qui est entièrement noire. Ce genre de spécimen est plutôt rare, vous avez de la chance», glisse-t-il émerveillé. Le Valaisan la dépose sur une grosse pierre et sort son appareil photo. «On entend souvent dire qu’elles sont gris et noir avec un «V» sur la tête, mais c’est faux. La vipère aspic est le serpent qui possède la plus grande variété de coloris et de motifs au monde.» L’animal reste immobile durant la dizaine de minutes que dure la prise de vue, puis, sitôt redéposé sur son pierrier, ondule silencieusement en direction des hautes herbes. Les clichés réalisés par Yves Brunelli rejoindront son impressionnante collection, l’une des plus complètes de Suisse, avec pas moins de 50000 photographies.

Dernière morsure quasi fatale
Ce jour-là, le spécialiste de 59 ans crapahute sur les hauteurs de Zinal (VS), où l’après-midi s’étire entre bains de soleil et passages nuageux. Un temps parfait pour les vipères. «À cette saison, elles sortent à intervalles réguliers afin de se mettre en thermorégulation, puis repartent se cacher une fois qu’elles ont emmagasiné suffisamment de chaleur. On les trouve dans des habitats constitués de pierres, de buissons, de tas de bois. Ce sont des endroits où il vaut mieux ne pas s’installer pour pique-niquer. C’est souvent là que surviennent les accidents.»

Car si ces serpents se montrent pacifistes tant qu’on ne les dérange pas, leur venin n’en demeure pas moins dangereux lorsqu’ils répliquent. Yves Brunelli en sait quelque chose. Sa dernière mésaventure au Binntal lui a valu un arrêt cardiaque et trois jours de soins intensifs. «Contrairement à la croyance populaire, les morsures répétées n’augmentent pas l’immunité. Je n’ai plus droit à l’erreur, cet accident était le dernier, j’en ai fait la promesse à ma fille, dont je suis très proche et qui a eu la peur de sa vie», raconte-t-il. Mais si cette «piqûre de rappel», comme il la nomme, l’a rendu plus prudent, elle ne l’a pas dissuadé pour autant «d’aller aux vipères». Le lendemain de son retour de l’hôpital, il repartait au Binntal. «J’étais bien obligé, je n’avais pas eu le temps de photographier l’individu la première fois», explique-t-il en souriant.

Dans le Vieux-Pays, Yves Brunelli est régulièrement sollicité afin de déplacer des serpents installés aux abords des mayens et maisons. Le Valaisan donne également des conférences, organise des sorties pédagogiques et partage ses connaissances avec le corps médical. «On me contacte parfois pour identifier un spécimen ou évaluer les risques selon le lieu d’une morsure. Nous observons par exemple que les aspics installés près des lacs sont plus dangereux que les autres, car ces individus-là, en se nourrissant de grenouilles, qui sont plus résistantes à leur venin que les mulots, ont développé davantage de toxicité.»

Le spécimen qui lui manque
La fascination du Valaisan pour les serpents remonte au jour où son père, prof de maths et mycologue aguerri, lui rapporta une couleuvre d’esculape. «J’ai passé des heures à l’observer se déplacer et sortir sa langue. J’avais 9 ans, ça m’a fait l’effet d’un shoot et je n’ai plus jamais arrêté», raconte Yves Brunelli. Il apprend les bases de l’herpétologie avec Jean Garzoni, fondateur du vivarium de Lausanne (VD), et acquiert le reste dans les livres et sur le terrain. Relieur artisanal de formation, il préfère ensuite s’engager dans des entreprises temporaires pour avoir le temps de vivre ses passions en parallèle. Car l’homme court aussi les bois de cerf, photographie le rut du bouquetin et le gypaète et voue un amour fou à la race d’Hérens – il s’occupe des vaches d’un ami éleveur et œuvre à La Gazette des reines. Mais c’est bien aux vipères qu’il consacre le plus de temps, parcourant des centaines de kilomètres chaque année, du printemps à l’automne. «Cinquante ans plus tard, je reste fasciné par le caractère insaisissable de ces animaux. Et par l’infini de leurs déclinaisons. Je ne m’arrêterai jamais.» Le rêve d’Yves Brunelli: trouver un spécimen albinos. «L’un de mes amis en a observé un dans le Jura. Je ne désespère pas, mon tour viendra.»

Texte(s): Aurélie Jaquet
Photo(s): Mathieu Rod

Animaux sédentaires et solitaires

Les deux espèces de vipères présentes en Suisse sont l’aspic (Vipera aspis) et la péliade (Vipera berus), qui se divisent chacune en sous-espèces. Vipera aspis atra est présente dans les Alpes, alors que les régions de plaine, comme le bord du Léman, Lavaux ou encore Genève, abritent Vipera aspis aspis. «Ces individus sont plus grands, car ils sortent d’hibernation plus vite et ont davantage de nourriture que leurs congénères évoluant à 1800 mètres d’altitude», explique Yves Brunelli. Sédentaire et solitaire, la vipère ne se déplace que pour la parade d’accouplement au printemps. Il n’est alors pas rare d’observer plusieurs mâles en concurrence autour d’une femelle. Les petits naissent en automne et se mettent aussitôt en hibernation, alimentés par le vitellus durant tout l’hiver. À leur réveil et d

urant toute la belle saison, ces reptiles mangent entre six et neuf proies. Les jeunes apprécient les lézards vivipares, les adultes se nourrissent de micromammifères, comme les mulots, surmulots, souriceaux. Ces serpents sont protégés sur l’ensemble du territoire. L’urbanisation, la raréfaction de leurs habitats (arrachage des haies, suppression des murs en pierres sèches) ont fait décliner leurs populations en plusieurs endroits, même s’ils restent bien présents en milieu montagneux. En dehors de l’homme, le principal prédateur de Vipera aspis atra est le circaète Jean-le-Blanc, rapace nicheur dont un seul individu peut manger plus de 600 vipères par année.