Équilibriste hors pair, il révèle la poésie éphémère des pierres
D’un œil attentif, il promène son regard le long des berges ombragées de l’Aubonne (VD), puis ramasse une pierre blanche biscornue, une noire aux angles pointus et deux autres aux camaïeux de gris striés de blanc. Calme et silencieux, l’homme aux lunettes rondes les dépose côte à côte près d’un rocher. Le travail peut commencer. Jean-Paul Gobet – JPeg pour les intimes – est adepte du stone balancing, l’art d’empiler des minéraux et défier les lois de la gravité en les maintenant dans un équilibre parfait. «Je n’aime toutefois pas ce terme, qui renvoie à une pratique originaire des États-Unis devenue une véritable compétition. Ici, je ne suis pas dans la performance, mais dans le dialogue. Je veux créer des sculptures qui font parler la roche et les forces de la nature», dépeint ce grand sensible, qui s’épanouit depuis dix ans dans ce projet artistique baptisé «RocStatera», inspiré de la tradition des cairns (lire encadré).
Des lieux chargés d’histoires
Enfant, le Vaudois passait déjà son temps dans les cours d’eau du canton, à imaginer des visages dans les aspérités des cailloux. «Jusqu’au jour où une silhouette humanoïde s’est dévoilée dans une de mes créations, comme par magie. Ça m’a saisi», raconte celui qui s’intéresse aux légendes et histoires de chaque lieu qu’il visite. «Par exemple, ici, des archéologues ont retrouvé des pierres à cupules millénaires, qui étaient utilisées dans des cérémonies druidiques. Cela m’inspire. Mon but est de révéler les entités propres des lieux.»
Une fois les pièces choisies «selon leur forme, leur couleur et leur expression», cet ancien graphiste dépose la plus imposante sur la rive. Les bras tendus, il s’appuie de tout son poids sur le caillou, qui demeure stable. «C’est le socle idéal, en déduit-il, concentré. Ensuite, je laisse faire mon intuition, sans savoir la forme finale que j’obtiendrai. Parfois, cela prend dix minutes, parfois une journée. Ce n’est pas moi qui décide, mais les pierres.»
Méditation fébrile
Justement, aujourd’hui, elles n’en font qu’à leur tête. Si les deux premières semblent faites l’une pour l’autre, la troisième, rebelle, ne cesse de glisser en éclaboussant les alentours. Les pieds dans l’eau, l’artisan des rivières demeure imperturbable. «Je suis dans ma bulle, je fais le vide et je ne pense à rien», souffle-t-il en retentant sa chance. Des promeneurs s’arrêtent pour observer cet étonnant spectacle, mais perdent vite patience, contrairement à notre homme. Le voici qui entreprend de poser deux pierres d’un coup, dans un improbable équilibre qui paraît impossible à atteindre, tant le point de rencontre entre les fragments rocheux est infime. Qu’à cela ne tienne, il réessaie de plus belle et, dans une exaltation fébrile et discrète, atteint enfin l’harmonie tant recherchée. La tension retombe.
Il se retire pour admirer son œuvre quasi mystique. «Toutes les combinaisons ne marchent pas toujours, mais là, je le sentais. J’aime ces instants de méditation, même si cela me prend beaucoup d’énergie», remarque celui qui est aussi guitariste dans un groupe de rock, des gouttes de sueur perlant sur son front. Avant qu’un coup de vent n’emporte la sculpture éphémère – ou qu’elle ne soit démontée pour des questions de sécurité aux abords des sentiers –, Jean-Paul Gobet prend des photos.
Elles seront vendues sur son site et lors d’expositions, de la Suisse à la Corse, «le paradis de la roche», où il se rend régulièrement. «Lors de mes déplacements, je constate une grande pollution des cours d’eau. J’aimerais que mon travail participe à éveiller les consciences sur la fragilité et la beauté de la nature, à mon humble niveau», dit celui dont les œuvres rencontrent aujourd’hui un joli succès. Comment l’expliquer? «En période de trouble, il est rassurant de ramener de l’équilibre face au chaos.»
Des cairns au stone balancing
Les sculptures de Jean-Paul Gobet sont directement inspirées des cairns, amas artificiels de pierres présents dans la plupart des régions montagneuses du monde. Cette coutume ancestrale remonterait au Néolithique moyen, où des sépultures étaient construites de cette manière sur les reliefs. Aujourd’hui, sous nos latitudes, ces installations ont généralement pour fonction de baliser un sentier traversant un sol rocailleux ou de repérer un point particulier comme le sommet d’une montagne.
Toutefois, la pratique s’est popularisée jusqu’à devenir une vraie mode, notamment sur les réseaux sociaux, provoquant la dégradation de sites classés et la destruction d’habitats pour la faune. Des pays comme l’Islande ou la France l’interdisent désormais dans certains lieux touristiques. En parallèle s’est développé aux États-Unis le stone balancing, avec des papes de la discipline comme Michael Grab. Une compétition internationale est d’ailleurs organisée chaque année au Texas.
+ d’infos
www.rocstatera.com
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