Reportage
Une tête-de-moine faite à l’ancienne, comme au temps de l’abbaye

Cette spécialité jurassienne, qui sera fêtée ce week-end à Bellelay, déploie un arôme unique dans sa version fermière. Reportage chez Martin Marchand, qui est l’un des rares fromagers à en fabriquer.

Une tête-de-moine faite à l’ancienne, comme au temps de l’abbaye

Le chemin chaotique longe la rive du Doubs. On croit s’être égaré, quand les toits apparaissent au détour d’une côte. Juchée au-dessus de la rivière, au lieu-dit La Réchesse, à Épiquerez (JU), se niche la ferme exploitée par la famille Marchand. Au bas de quelques marches, une extension récente abrite la fromagerie artisanale. Martin, serrant la petite Jade dans ses
bras, avertit d’entrée: «J’ai peu de lait aujourd’hui. Cela arrive, car nous proposons une grande diversité de produits, ce qui demande d’être réactif par rapport aux commandes.» Il lance néanmoins la fabrication de sa spécialité: la tête-de-moine fermière AOP.

Une pâte crémeuse et fine
Le producteur saisit un tuyau relié à la salle de traite et clame ses instructions à son apprenti paysan. Le lait s’écoule alors dans la grande cuve de cuivre, suspendue à une poutre articulée. Tout en boutant le feu aux bûches du foyer, Martin détaille ce qui fait la spécificité de la tête-de-moine fermière AOP: «Le cahier des charges impose que le fromage soit fabriqué dans le domaine, d’avril à octobre, et uniquement avec du lait de l’exploitation. Il provient de vaches à cornes nourries exclusivement d’herbages et est chauffé sur feu de bois. C’est du lait entier qui varie au fil de la saison, cela exclut donc une standardisation.» La recette ancestrale a été redécouverte à la fin des années 1980 par Bernard Froidevaux, qui a mené des recherches pendant vingt ans afin de retrouver les saveurs de son enfance. Aujourd’hui, seules les familles Marchand et Kalt, à Moron (BE), la font perdurer.

Le liquide monte gentiment en température et le brasseur tourne délicatement. Le fromager ajoute le ferment. «La multiplication des bactéries permet l’acidification du lait», décrit Martin Marchand. Il alimente le feu et s’affaire à préparer les moules. Quand la sonnerie du thermomètre annonce 32°C, il retire le chaudron de l’âtre et s’équipe d’une passoire. «J’enlève les impuretés, comme les cendres», explique le Jurassien avant de consulter son pense-bête. Il s’agit de calculer la quantité de présure nécessaire selon le poids de lait. C’est elle qui le fera cailler.

Un repos d’une demi-heure est nécessaire à la coagulation du liquide. Puis vient le moment de contrôler la dureté du caillé. «Je le vois à l’œil et en vérifiant la résistance de la poche, si elle se coupe net», montre le fermier en désignant la séparation qui s’opère avec le petit-lait. Il saisit son tranche-caillé et mélange patiemment. «Le grain doit atteindre la taille du blé environ, ajoute-t-il. Sa régularité est essentielle, sinon la pâte n’aura pas une teneur en eau homogène.»

Préserver la saveur
L’agriculteur bio relance le feu. La masse, brassée en continu, doit cette fois atteindre 44°C. «En fromagerie, le minimum est de 46°C, fait-il remarquer. Cette température moins élevée permet de garder davantage d’eau et une flore bactérienne plus proche de celle d’origine, ce qui confère une autre note aromatique. La fumée donne aussi un goût subtil.» La sonnerie du thermomètre retentit. Martin presse entre ses doigts une boule de caillé et assène: «Le grain doit encore travailler quelques minutes pour pouvoir se coller en pâte. Il perd en eau, c’est le ressuyage.»

Une fois la masse prête, le fromager glisse un filet au fond de la cuve de façon à enserrer le caillé, le sort puis l’insère dans un box posé sur une planche. Une plaque et des poids servent à réaliser un prépressage dans le but de faire sortir le petit-lait. Encore à chaud, le crémier débite le bloc blanchâtre obtenu et répartit la masse dans les moules. «Il ne faut pas que ça refroidisse, sinon l’acidification ne sera pas bonne», évoque-t-il en plaçant les formes dans une machine à pistons de manière à poursuivre le pressage en plusieurs étapes, notamment en retournant les cylindres.

Le lendemain, les fromages seront plongés dans un bain de sel durant une vingtaine d’heures. «La tête-de-moine fermière doit être affinée sur des planches d’épicéa au moins 100 jours, relève le paysan. Afin d’obtenir un meilleur goût, je préfère l’encaver 120 jours.» Il faudra donc patienter avant de savourer les rosettes 2023. Et surtout, faire un détour par les commerces de la région pour découvrir cette production quasi confidentielle.

Texte(s): Isabelle Chappatte
Photo(s): Nicolas de Neve

Recette ancestrale et nouvel essor

La tête-de-moine trouve son origine à l’abbaye de Bellelay (BE). Selon d’anciens documents, les religieux s’en servaient comme moyen de paiement dès 1192. L’appellation, apparue à la fin du XVIIIe siècle, ferait allusion soit au fromage à racler évoquant la tonsure des hommes d’Église, soit aux quantités stockées à l’abbaye «par tête de moine». Bien que les prémontrés aient été chassés à la Révolution française, les domaines de l’ancienne abbaye ont maintenu la production. Puis des fromageries de village ont été fondées dès la fin du XIXe siècle. Après la mise en place d’une filière dans les années 1970, l’invention de la girolle en 1982, par Nicolas Crevoisier, donna un nouvel essor au fromage et sa fameuse rosette.

Le producteur

Martin Marchand: Voilà onze ans que la famille Marchand a repris la ferme de La Réchesse, à Épiquerez (JU). L’exploitation de 28 hectares accueille une vingtaine de vaches de race montbéliarde, brune originale et simmental, quelques porcs et une dizaine de poules, auxquels s’ajoute la culture de blé et de maïs. Fromager de formation, Martin transforme le lait sur place et a aménagé une nouvelle fromagerie il y a un an. Outre la tête-de-moine, il y produit le saint-jean à pâte mi-dure, des tommes au lait cru, des yogourts, du lait et de la crème pasteurisés. Le tout est vendu à la laiterie de Saint-Ursanne, tenue par son épouse Élodie depuis deux ans.

+ d’infos www.tetedemoine.ch