Reportage
Scientifiques et pêcheurs s’unissent pour analyser la santé du Léman

Une vaste campagne de recherche participative a commencé, pour mesurer le taux de phosphore contenu dans l’eau. Les professionnels du lac craignent qu’il joue un rôle dans la baisse continue du nombre de poissons.

Scientifiques et pêcheurs s’unissent pour analyser la santé du Léman

Ce matin-là, Alexandre et Laura Fayet, pêcheurs professionnels à Gland (VD), s’apprêtent à prendre le large sur le Léman à bord du Capitaine Nicolas. Mais cette fois, leurs filets ont laissé place à un équipement plus original: un tuyau long de 18 mètres, un bouchon, un seau, un entonnoir et des bouteilles hermétiques. Père et fille, comme une vingtaine d’autres pêcheurs ce jour-là, vont effectuer des mesures spéciales, dans le cadre du projet CoFish financé par le Fonds national de la recherche. «Nous allons prélever de l’eau afin de déterminer le taux de phosphore qu’elle contient, détaille Laura Fayet, également étudiante en biologie à mi-temps. Nous voulons savoir quel rôle joue cet élément dans la vie des poissons.»

Leur GPS en main, les Fayet maintiennent le cap en direction de coordonnées précises, transmises par Tania Jenkins de l’Université de Genève. Celles-ci les mènent à la frontière française, au milieu du lac, et jusqu’au large de Rolle. «Il s’agit des sites qui étaient sondés autrefois par la Commission internationale pour la protection des eaux du Léman (CIPEL), précise la scientifique, coordinatrice de ce projet de recherche participative (lire l’encadré ci-contre).  Aujourd’hui, la CIPEL fait ses relevés à un seul endroit. Sa base de données, sur le long terme, est impressionnante, mais les pêcheurs voulaient s’assurer que ces informations soient toujours d’actualité sur l’ensemble du plan d’eau.»

Déséquilibre de l’écosystème
Invisible, la concentration de phosphore dans l’eau n’en est pas moins problématique pour la vie aquatique. Si elle était de moins de 15 microgrammes par litre avant les années 1960, elle a culminé à un taux record de 89,5 microgrammes en 1979. Cela a eu pour conséquence la prolifération d’algues, gourmandes en oxygène, qui a causé l’eutrophisation du milieu, déséquilibrant l’ensemble de l’écosystème.

Afin d’y remédier, des mesures ont été prises dès les années 1980, comme l’amélioration du traitement des eaux d’épuration ou l’interdiction du phosphore dans les poudres à lessive en 1985. Depuis, le taux a tellement chuté que les pêcheurs se demandent désormais si cet élément ne se fait pas trop rare dans le lac. «Il est nécessaire pour la croissance du plancton, nourriture de base des poissons, note Alexandre Fayet. Cette baisse explique-t-elle la diminution du nombre de prises? On verra ce qui ressort de l’étude.»

Ni le froid ni les vagues ne distraient les Fayet, qui effectuent leur tâche bénévolement. L’eau prélevée sur 18 mètres de profondeur est soigneusement mélangée à bord du bateau, avant d’être versée dans des flacons, sur lesquels sont indiqués l’heure du captage et le site sondé. Leur contenu sera ensuite examiné en laboratoire par l’Université de Genève.

Oxygénation moins bonne
Ces analyses n’expliqueront pas à elles seules la raréfaction des poissons dans les filets – en 2021, 502 tonnes ont été pêchées dans le Léman, soit 8% de moins qu’en 2020. Mais le projet CoFish a le mérite d’unir universitaires et pêcheurs. «C’est important que l’on puisse collaborer avec des scientifiques, poursuit Alexandre Fayet. Le savoir empirique des pêcheurs du lac, qui se font rares (ndlr: ils ne sont plus qu’une huitantaine, leur nombre baissant continuellement), a peu été pris en compte jusqu’à présent.» Or ces derniers, en véritables sentinelles, s’interrogent de plus en plus sur la santé du Léman, touché par le changement climatique. «Il n’y a pas eu de brassage complet des eaux depuis 2012, déplore Laura Fayet. Cela signifie que son oxygénation est moins bonne, et que les nutriments contenus dans la couche inférieure du lac ne se mélangent pas avec celles en surface. On verra si cela se remarque dans les échantillons prélevés.»

Spécialiste de la question, Bastiaan Ibelings, directeur du Département F.-A. Forel des sciences de l’environnement et de l’eau de l’Université de Genève, abonde: «Actuellement, l’oxygène de l’atmosphère n’est plus transporté en suffisance au fond du lac.
Le phosphore doit normalement rester dans cette couche profonde, jusqu’à un prochain brassage complet. S’il a lieu, les nutriments seront alors amenés à la surface et pourraient stimuler les floraisons d’algues l’été suivant, ce qui pourrait poser problème aussi pour la baignade.» Deux autres campagnes de prélèvement sont d’ores et déjà prévues cette année. Les résultats finaux de l’étude CoFish sont quant à eux attendus dans le courant de l’été 2024.

+ d’infos www.cofish.net

Texte(s): Céline Duruz
Photo(s): François Wavre/ Lundi13

Projet inédit

Mesurer le taux de phosphore n’est pas l’unique but de l’étude CoFish. Sa coordinatrice, Tania Jenkins, souhaite également étudier le principe même de la recherche participative. «On a organisé six ateliers avec les pêcheurs et les scientifiques afin de réfléchir à ce qui importait pour eux, raconte-t-elle. L’inquiétude liée au phosphore dans le lac a émergé à ce moment-là.» Les données récoltées au cours des quatre campagnes d’échantillonnage seront ensuite transmises à la Commission internationale pour la protection des eaux du Léman (CIPEL).