De Bombay au Moléson, le vacher qui médite en bredzon
La route serpente sur plusieurs kilomètres à travers la forêt de sapins et de feuillus. Alors qu’on croit s’être perdu, un panneau indique finalement «La Petite Citard» non loin de là. Encore quelques virages et les pâturages apparaissent devant nous, plongés dans un brouillard qui ajoute un peu plus encore à l’atmosphère solitaire des lieux.
Krishna Khan nous attend devant le vieux chalet d’alpage. «Pas de chance avec le temps. Quand il fait beau, la vue donne sur le Moléson et la Dent-de-Lys, c’est magnifique», regrette-t-il en nous serrant la main. Des poules et des oies s’ébattent dans un parc qu’il faut enjamber pour atteindre la porte d’entrée. À l’intérieur du chalet, une odeur de fromage flotte dans la pièce. Des tommes fraîches maturent sur des plateaux suspendus au plafond, la production de Krishna Khan destinée au marché de Bulle (FR), où il tient un stand chaque jeudi.
Ancien tailleur de pierres
Depuis trente et un ans, ce gardien de bétail passe tous ses étés à l’alpage de La Petite Citard, situé sur les hauts de Bulle, à 1321 mètres d’altitude. Une trajectoire professionnelle inattendue pour ce bouillonnant quinquagénaire arrivé en Suisse par amour au début des années 1990. À l’époque, Krishna Khan vit dans un village situé au sud de Delhi et d’Agra.
Cet armailli m’a beaucoup appris. Un jour, il m’a tendu sa chemise
et son bredzon et m’a dit:
«Ils sont à toi, tu les as mérités.»
Formé comme tailleur de pierres à Bombay, il vend des bijoux semi-précieux, emmène les touristes découvrir les minéraux au Rajasthan et au Népal, enseigne le yoga et la méditation. «Mireille voyageait sac à dos dans le pays. C’est comme ça que nous nous sommes rencontrés», glisse l’armailli dans un sourire. Un an est demi plus tard, le couple quitte l’Inde pour la Suisse et s’installe dans la ferme de la famille de Mireille, à Vuadens (FR).
De l’artisanat indien aux fromages
Aux côtés de son beau-père agriculteur, le jeune homme apprend à traire et soigner le bétail. «Dans mon village en Inde, tout le monde possédait quelques animaux chez lui. Mes parents avaient des chèvres. J’ai toujours aimé le contact avec les bêtes», raconte-t-il. Parallèlement à l’aide qu’il fournit au sein du domaine de sa belle-famille, Krishna Khan parcourt les foires et festivals pour vendre des bijoux et des teintures rapportés de son pays.
«Cela fonctionnait assez bien, jusqu’à ce que tout le monde s’y mette. J’en ai eu marre et j’ai finalement arrêté l’artisanat indien pour me mettre à fabriquer des fromages suisses», lâche le quinquagénaire. Lorsqu’il apprend que le cousin de son épouse cherche un gardien de bétail sur l’alpage de La Petite Citard, Krishna Khan décide de tenter sa chance et décroche le poste.
Traite à la main
Chaque année de mai à septembre, il emménage dans ce vieux chalet en bois pour s’occuper des vaches, chèvres et génisses. Les premières saisons, il effectue la traite à la main. Dans la bâtisse, le confort est rudimentaire.
«La cuisinière chauffe au bois, il n’y a pas d’électricité, juste une génératrice pour faire fonctionner la machine à traire et recharger les lampes.» Pendant les mois d’estivage, le rythme est intense. «Je me lève tous les matins à 5 h pour la traite et je termine en fin de soirée avec les nettoyages. Les journées sont longues, mais j’adore ça», s’enthousiasme Krishna Khan.
Tommes et paneer
Le lait des vaches et des chèvres est transformé matin et soir en tommes. L’armailli en façonne une trentaine par jour et fabrique également du paneer, un fromage indien qui a trouvé sa clientèle au marché de Bulle.
Quand la saison d’estivage est terminée, le gardien de bétail redescend et travaille comme temporaire dans une entreprise de menuiserie. Il profite aussi de cette période pour partir, certaines années, voir sa famille en Inde. «J’ai abandonné ma nationalité indienne quand j’ai été naturalisé suisse», dit-il.
Un véhicule agricole arrive devant le chalet. «Voilà mes patrons qui viennent m’apporter de la sciure pour l’écurie», s’interrompt Krishna Khan en se levant pour aller les aider à décharger.
Bon feeling avec les vaches
Un quart d’heure plus tard, les hommes sont attablés autour du café. Cela fait huit ans que ces producteurs laitiers mettent leurs bêtes à l’alpage de La Petite Citard, propriété de la commune de Bulle. «Ce qui nous a tout de suite impressionnés avec Krishna, c’est sa patience et son feeling avec le bétail. Ça n’est pas donné à tout le monde», soulignent François et David Romanens.
Il y a quelques années, Krishna Khan a hérité du bredzon d’un ancien armailli gruérien. «M. Tinguely avait travaillé sur tous les alpages de la région et venait souvent me rendre visite. Il apportait une bouteille de rouge, un paquet de tabac à rouler et on discutait en mangeant du fromage. Il m’a beaucoup appris. Un jour, il est arrivé avec sa chemise et son bredzon et m’a dit: «Désormais, ils sont à toi, tu les as mérités», se remémore le quinquagénaire avec émotion.
Méditation sur l’alpage
Une vocation rendue possible grâce au soutien de son épouse, fleuriste et jardinière, qui travaille à l’extérieur. Elle le rejoint le week-end à La Petite Citard, où leurs trois enfants, aujourd’hui adultes, viennent aussi parfois lui rendre visite.
À 56 ans, cet armailli ne changerait de métier pour rien au monde. «Si je pouvais passer l’année entière ici, je le ferais. Parfois, je sors mon tapis et je médite dans les pâturages au milieu des vaches, face au Moléson. Il n’y a pas plus bel endroit.»
Son univers
Une musique
Je me suis mis à mixer il y a trois ans et j’aime bien le reggae.
Une lecture
Je lis le journal La Gruyère chaque jeudi quand je vais vendre mes fromages au marché de Bulle (FR).
Un plat
Un chapati avec des légumes et des lentilles, la cuisine de mon enfance.
Un lieu
Marsens, Bulle et Bellegarde (FR): ces trois lieux d’origine, hérités de mon beau-père gruérien, figurent sur mon passeport suisse.
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