Décryptage
Une année compliquée sur le marché des aliments fourragers

Géopolitique, météo et crise énergétique ont entraîné un fort renchérissement du coût des matières premières et une grande instabilité des prix de l’alimentation pour animaux de rente. 

Une année compliquée sur le marché des aliments fourragers

Au printemps, les fabricants suisses d’aliment pour bétail faisaient état de leurs difficultés à se procurer des matières premières, dues à des récoltes de céréales fortement impactées par la météo l’an dernier – dans toute l’Europe – ainsi qu’à la pandémie. Six mois plus tard, la situation ne s’est pas améliorée pour la branche. Au contraire. La production intérieure de céréales fourragères, d’abord, a paradoxalement pâti des bonnes conditions météo de 2022: alors qu’une quantité importante de céréales panifiables avait dû être déclassée en fourrager en 2021, atténuant la maigreur du volume global, la qualité du blé récolté cette année n’a pas permis ce report qui aurait été bienvenu. Résultat: la dépendance du secteur à l’importation, d’environ 50%, s’est encore accrue. Or, à cause de la sécheresse, le niveau du Rhin, sur lequel transitent les chargements, n’a pas rendu possible la navigation des bateaux chargés à plein. Durant plusieurs mois, cette voie d’accès s’est vue limitée à 20% de ses capacités, multipliant donc les coûts logistiques. Mais surtout, la situation politique internationale n’a fait que rendre les choses plus difficiles.

Foire d’empoigne et spéculation
«L’attaque de l’Ukraine a entraîné une hausse brutale des prix des matières premières, explique Hansueli Rüegsegger, chef du marché national chez UFA, la coopérative qui détient 40% du secteur. D’énormes quantités de blé ont été bloquées dans les ports ukrainiens, sans possibilité de recourir au rail pour en sortir une partie. Cela a entraîné une véritable foire d’empoigne entre pays importateurs, et une forte spéculation bousculant les cours de l’offre et de la demande. Celle-ci a d’ailleurs été encore relancée en septembre par l’annonce russe de mobilisation partielle.»

Les prix ont grimpé et sont devenus très volatils, confirme Christian Oesch, directeur de l’Association suisse des fabricants d’aliments fourragers (VSF, environ 42% de parts de marché). «Et les variations des taux de change, ainsi que l’augmentation des coûts des carburants et de l’énergie se sont ajoutées au tableau. Parce que les transports ont renchéri, et que nos usines ont des besoins élevés en électricité et en combustibles pour la production et l’hygiénisation des aliments composés.»

Aujourd’hui, impossible de fournir une tabelle des prix fiable à plus de trois semaines de visibilité. «C’est inédit, relève Hansueli Rüegsegger. Auparavant, on les adaptait tous les trois mois environ.» Directeur du Moulin de Vicques, acteur régional bien implanté dans la région BEJUNE, Didier Charmillot a dû s’y faire, comme les autres. «Mes clients pouvaient jusqu’à cette année compter sur des prix assez stables: je passais des contrats de six mois avec mes fournisseurs, note-t-il. Ce serait désormais inconcevable.»

Impacts divers selon les filières
Le fabricant jurassien n’a donc d’autre choix que de jouer la transparence vis-à-vis de sa clientèle. Tablant sur le fait qu’aucun de ses homologues n’est en mesure de se permettre un dumping sur les prix, malgré une concurrence assez forte. Chez UFA, «on resserre nos coûts de production en améliorant notre efficience, en proposant des produits spécifiques et de meilleure qualité, en investissant dans des installations techniques à même de maintenir notre rapport qualité/prix, notre grand atout».

Les agriculteurs sont les principaux perdants. L’impact est toutefois différencié selon les filières. Avec sa porcherie de 680 places à Bussy (FR), Frédéric Jaquet se prend la hausse de plein fouet, même si ses bêtes se nourrissent à 80% du petit-lait de la fromagerie voisine (d’ailleurs plus cher à cause de l’augmentation des coûts de son transport). «Avec 450 à 500 tonnes d’aliment par an, ma perte de revenu atteint 45‘000 à 50’000 francs, déplore-t-il. Et les cours du porc actuellement très bas ne me permettent pas de la compenser.»

Dans le secteur laitier, le contrecoup est moins marqué – mais indéniable, surtout là où la performance dépend partiellement d’aliments concentrés. Producteur en zone «Gruyère AOP» à Écharlens (FR), Jean-Philippe Yerly a fait ses calculs: «Pour maintenir mon rendement de 9500 kg par vache, avec 80 laitières, j’ai besoin de 120 tonnes d’aliment par an, ce qui représente une majoration de mes charges de 8000 francs pour 2022. Le prix du lait de Gruyère n’est pas indécent, mais il n’annule pas le manque à gagner.»

Du fait de son modèle intégré, la filière avicole est peut-être celle qui souffre le moins du renchérissement des aliments fourragers, même si elle en dépend encore plus largement que les précitées. «Il m’en faut entre 200 à 250 tonnes par an, précise Olivier Guichard, qui élève entre 8500 et 12′000 poulets de chair à Orzens. Mon souci principal est que la hausse des prix entraîne un plus grand espacement entre les séries. Mais notre acheteur, Micarna, a refait une calculation en milieu d’année, et notre revenu n’a pas été modifié.»
«Nous avons augmenté les postes alimentation et énergie dans le calcul du prix de retrait des poulets afin de corriger l’impact négatif sur le revenu des producteurs», confirme-t-on chez Micarna. Qui précise qu’«en conséquence, le produit que nous vendons a augmenté dans la même proportion».

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): Blaise Guignard/DR

En chiffres

  • 1,265 milliard de tonnes d’aliment composé a été produit en 2021 dans le monde.
  • 150 millions de tonnes proviennent d’Europe – principalement d’Espagne, d’Allemagne et de France.
  • 558‘000 de tonnes de céréales fourragères sont produites annuellement en Suisse.
  • 463‘423 de tonnes d’aliment sont importées chaque année dans notre pays;
  • 1715 entreprises suisses sont actives dans la production d’aliment composé.
    Sources: OFAG, VSF