«Une femme paysanne sur trois travaille sans rémunération»
Parmi les revendications des collectifs de la grève féministe figure la revalorisation financière et sociale du travail des femmes. Qu’en est-il de la situation des paysannes?
Les chiffres publiés en octobre 2022 par l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) révèlent que 55% des femmes travaillant dans des exploitations agricoles sont rémunérées, environ 12% ne répondent pas ou ne savent pas et 32% ne touchent pas de salaire. Cela représente donc une sur trois. C’est certes encore trop, mais il y a quatre ans, cette proportion était inversée. Il y a donc du mieux, même s’il reste du chemin à faire. D’autant que, selon ce rapport de l’OFAG, les paysannes participent fortement aux gains de la famille ou du domaine, en particulier les jeunes, dont la moitié contribuent pour plus de 50% au revenu total grâce aux résultats générés avec leur branche de production.
Ces questions constituaient l’un des enjeux de la PA22+. Sur ce plan-là, le texte va-t-il dans la bonne direction?
Oui. Pour rappel, le volet stipulait que lorsque le conjoint ou la conjointe, respectivement le ou la partenaire enregistrés travaillent de manière régulière et significative à la ferme, l’exploitant ou exploitante doit amener la preuve que cette personne est couverte contre la perte de gains par des indemnités journalières et dans la prévoyance contre les risques de décès et d’invalidité. Faute de quoi l’exploitation se verra pénalisée sur le montant des paiements directs perçus. La PA22+ a été acceptée à la dernière session de printemps. Il ne manque plus que le vote final. Des discussions préalables ont déjà eu lieu sur le concept d’application, qui sera encore parachevé et pourra ensuite entrer en vigueur. Nous sommes donc sur la bonne voie.
Ce travail non rémunéré prive aussi les paysannes de l’assurance maternité…
Seules celles qui touchent un revenu sur l’exploitation ou à l’extérieur en bénéficient. Cela signifie en effet que toutes celles qui travaillent sans rémunération n’y ont pas accès. Ce qui, avec l’introduction du congé paternité, peut mener à des situations ubuesques où une femme œuvre à 100% dans le domaine, met au monde un bébé et n’a pas droit à l’assurance maternité, alors que son mari obtient 14 jours d’indemnités. Il est dans l’intérêt des familles paysannes et des exploitations agricoles que le conjoint, homme ou femme, travaillant à la ferme puisse obtenir une rémunération. Car cela permet non seulement d’améliorer la retraite grâce aux cotisations AVS et LPP, mais aussi de bénéficier de l’assurance maternité.
Plus d’une paysanne sur deux travaille également à l’extérieur de l’exploitation. Cette réalité a-t-elle induit des changements dans la répartition des tâches entre hommes et femmes?
Oui, on voit apparaître notamment chez la jeune génération une nouvelle organisation familiale. De plus en plus d’agriculteurs s’occupent des enfants et d’une partie des tâches domestiques lorsque leur conjointe travaille à l’extérieur. C’est important de le souligner, de montrer que ce modèle existe et qu’il fonctionne.
La part de cheffes d’exploitation est passée de 5% en 2012 à 9% en 2022. La progression est encourageante, mais les femmes demeurent encore largement sous-représentées…
C’est effectivement peu, cependant la tendance suit l’évolution de la société dans son ensemble. Il faut rappeler que le nouveau droit matrimonial ne date que de 1988, moment à partir duquel les femmes ont eu le droit, sans l’accord de leur mari, d’ouvrir un compte bancaire, de prendre un emploi et d’être coresponsables de la famille. Il faut aussi prendre en compte les fermes dans lesquelles l’épouse est coexploitante ou participe aux décisions. Il est intéressant de souligner qu’il y a quelques années, on notait encore une surreprésentation des cheffes d’exploitation dans les petits domaines ou ceux en situation difficile, alors qu’aujourd’hui elles s’engagent dans des fermes de plus en plus grandes. Et dans la catégorie des jeunes femmes jusqu’à 35 ans, elles sont 26% à s’annoncer comme seules exploitantes. C’est un chiffre réjouissant qui est à mettre en corrélation avec leur présence toujours plus marquée dans les formations, qu’il s’agisse du CFC agricole, du brevet de paysanne ou des cursus en agronomie, où les candidatures féminines représentent environ la moitié des étudiants.
La mécanisation de l’agriculture a-t-elle contribué à cette évolution?
Je pense que la technique a constitué une aide, mais qu’elle n’est pas la raison essentielle de l’augmentation du nombre de femmes à la tête des exploitations. Ce sont principalement les exemples, la détermination et la modification de la vision des rôles qui ont entraîné ce changement. Il est toutefois vrai que l’automatisation et la mécanisation, par exemple les ponts roulants, les chargeurs télescopiques, la généralisation des balles rondes en remplacement des bottes de paille ou de foin qu’il fallait charger à bout de bras sur le char, tous ces développements ont effectivement rendu certaines tâches moins pénibles pour les hommes et plus accessibles pour les femmes.
Sont-elles suffisamment représentées dans les organisations agricoles?
Longtemps, l’Union suisse des paysans (USP) était conduite par un président et deux vice-présidents, dont tous les sièges étaient occupés par des hommes. En 2013, la faîtière a donc créé une troisième vice-
présidence réservée à une femme. La première à l’avoir occupée était la Bernoise Christine Bühler, à qui j’ai succédé en 2019.
Pourquoi avoir créé ce troisième poste au lieu d’instaurer la parité entre les deux sièges déjà existants?
La présence d’une représentante sur quatre membres est déjà un progrès. Surtout lorsqu’on sait qu’au niveau du comité de l’USP, nous ne sommes que trois femmes sur 24 membres. Sur les 150‘000 personnes qui travaillent dans l’agriculture en Suisse, 36% sont des femmes. Le monde paysan évolue,
il y a maintenant deux femmes à la tête d’organisations cantonales et elles sont de plus en plus présentes dans les organes opérationnels, y compris comme cadres.
Bio express
Anne Challandes: paysanne et avocate, la Neuchâteloise de 54 ans est aussi présidente depuis 2019 de l’Union suisse des paysannes et des femmes rurales et vice-présidente de l’Union suisse des paysans.
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