Point fort
Une apicultrice jurassienne œuvre pour préserver l’abeille suisse

À Mervelier (JU), Véronique Mertenat compte parmi les rares éleveurs romands de la race indigène Apis mellifera mellifera. Elle nous ouvre ses ruches alors qu’est célébrée ce 20 mai la Journée mondiale des abeilles.

Une apicultrice jurassienne œuvre pour préserver l’abeille suisse

Son nom latin est Apis mellifera mellifera, mais on l’appelle plus communément «abeille noire», du fait de sa robe sombre. Installée en Suisse depuis plusieurs siècles, cette seule et unique race indigène a été supplantée ces 150 dernières années par des concurrentes européennes jugées plus dociles et assidues au travail. La Suisse romande ne compte ainsi que trois ou quatre éleveurs de cette abeille aujourd’hui en sursis. Dont Véronique Mertenat, à Mervelier (JU), qui fait figure d’irréductible.

Mauvaise réputation
Depuis dix ans, cette apicultrice passionnée ne jure que par ses «petites noires», comme elle les appelle affectueusement. «Quand j’ai démarré mes ruches en 2010, c’était avant tout dans le but de contribuer à leur préservation.» En dehors de ses colonies d’Apis mellifera carnica, qu’elle élève en parallèle, la Jurassienne possède aujourd’hui une douzaine de ruches dédiées à l’abeille noire. Un travail de patience et de persévérance, car Apis mellifera mellifera a mauvaise réputation dans le milieu apicole. Sa langue plus courte ne lui permettrait pas de butiner certains trèfles et son instinct de reproduction très marqué en fait une redoutable essaimeuse. On la dit aussi plus agressive et moins productive que la buckfast ou Apis mellifera carnica, les deux espèces les plus répandues dans le pays. «Dans le Jura, l’abeille noire était encore très commune jusque dans les années 1970. Puis sont arrivées des reines d’Europe de l’Est, recherchées pour leur douceur, mais surtout une race d’Italie, connue pour être très productive. Leurs croisements spontanés avec l’abeille noire ont donné naissance à des hybrides effectivement agressifs. Mais les individus de pure souche sont très calmes et leur miel excellent», assure Véronique Mertenat.

Ruches tests
Secondée par son époux, Louis, apiculteur depuis toujours, l’éleveuse a pu compter sur les conseils d’une biologiste spécialisée pour lancer son premier rucher test en 2010. Aujourd’hui, elle a la «garde» de 12 reines prêtées par Mellifera, l’association suisse active dans la préservation de l’abeille noire. Issues d’une station de fécondation isolée à 10 kilomètres à la ronde de tout rucher d’autres espèces, afin de garantir la pureté de la race, ces reines sont soumises à de nombreux tests tout au long de l’année. «Je dois notamment juger leur douceur lors de la manipulation des cadres, leur aptitude à pondre de beaux couvains ou encore à constituer une couronne de nourriture régulière. J’évalue aussi leur instinct de nettoyeuses en tuant 50 larves et en vérifiant huit heures après que tout soit propre. Les meilleurs éléments repartent généralement chez leur éleveur après un an et demi et sont destinés à la reproduction en station.»

80 francs pour une reine
En dehors de ces douze ruches tests, Véronique Mertenat accueillera bientôt une dizaine de reines à elle, que l’apicultrice a réservées auprès d’éleveurs alémaniques. Un investissement important, car une seule coûte entre 60 et 80 francs à l’achat. Expédiées individuellement par la poste dans des cagettes en plastique perforées de la taille d’un paquet de cigarettes, ces reines préalablement fécondées par des mâles noirs seront toutes escortées par trois ou quatre ouvrières destinées à les nourrir durant le trajet avec le candy, sorte de sucre épais mis à disposition dans la boîte. «Une reine est incapable de se nourrir seule. Sans ouvrières, son espérance de vie ne dépasse guère l’heure», rappelle Véronique Mertenat. Les futures reines de l’apicultrice rejoindront ses ruches de carnica. Pour faire accepter une arrivante étrangère par la colonie, Véronique Mertenat doit sacrifier celle qui est en place et écraser son corps contre la cagette accrochée sur un rayon, de manière à diffuser ses phéromones avec celles de la nouvelle venue. C’est ce qui permettra aux ouvrières carnica de la nourrir, avant de passer le témoin aux futures filles de la jeune reine. Celle-ci ne ressortira jamais de la ruche: une seule fécondation par un nuage de faux-bourdons lui permet d’emmagasiner dans sa spermathèque de quoi pondre 2000 œufs quotidiens tout au long de sa vie. L’ancienne colonie de carnica cédera donc rapidement sa place à l’abeille noire. Car une ouvrière ne vit que 30 jours, contre 4 ans pour une reine. Une espérance de vie prolongée qu’elle doit à son régime d’exception, constitué à 100% de gelée royale. C’est cette alimentation très riche en protéines qui donne aussi à la reine sa taille imposante. Convaincue par les nombreuses qualités des abeilles noires, Véronique Mertenat prévoit, à terme, de n’élever plus qu’elles dans ses ruches. Elle souhaite aussi redorer l’image de ces butineuses locales en incitant d’autres apiculteurs à se lancer. «Ce sont non seulement des pollinisateurs importants, mais aussi une partie de notre patrimoine suisse. Leur préservation est désormais urgente si nous ne voulons pas voir disparaître la race.»

Texte(s): Aurélie Jaquet
Photo(s): Guy Perrenoud

Âpre concurrence

Les deux races les plus répandues dans les ruches suisses sont Apis mellifera carnica et la buckfast. La première, aussi appelée carnica ou carniolienne, doit son nom à l’ancienne région du duché de Carniole, territoire aujourd’hui slovène, d’où elle est originaire. On retrouve cette abeille dans toute l’Europe centrale; elle est appréciée pour ses performances de butineuse, sa douceur et sa bonne résistance aux maladies. La buckfast est issue du croisement de nombreuses souches d’Apis mellifera par Frère Adam, moine bénédictin de l’abbaye de Buckfast (Angleterre), qui créa cette race après avoir vu ses colonies décimées par l’acariose des trachées.

Glaris, sanctuaire de l’abeille noire

Supplantée par de nombreuses races et individus hybrides concurrents, l’abeille noire indigène est aujourd’hui en sursis. S’il existe encore des populations localement importantes, celles-ci sont souvent fortement mélangées. Désormais, seuls d’importants efforts de sélection et la création de conservatoires sont à même d’assurer une préservation durable de la race. L’association Mellifera œuvre depuis 1993 pour sa sauvegarde. Soutenue par différents organismes, comme Apisuisse, ProSpecieRara, l’Office fédéral de l’agriculture ou encore Agroscope, elle gère différentes stations de fécondation où naissent chaque année 5000 reines. L’accouplement ayant lieu en vol, l’élevage de ces reines est très contrôlé et ne peut avoir lieu dans des zones où vivent des faux bourdons (mâles) d’autres races. En Suisse alémanique, Glaris s’est engagé il y a une trentaine d’années dans la conservation d’Apis mellifera mellifera en interdisant tout autre élevage apicole. Le canton constitue aujourd’hui un véritable sanctuaire national de l’abeille noire. Une autre solution consiste à délimiter des territoires géographiquement périphériques réservés à son élevage. C’est le cas par exemple d’une zone située dans le val Müstair, aux Grisons, où l’association locale d’apiculteurs a établi un périmètre de protection de l’abeille noire.

+ D’infos www.mellifera.ch