Terroir
Le poivre du Sichuan vaudois parfume les plats

Le paysan Jean-Daniel Cavin cultive Zanthoxylum piperitum, un arbuste épineux dont les coques des fruits sont utilisées comme une épice en Asie. Cette production confidentielle séduit déjà des cuisiniers du canton.

Le poivre du Sichuan vaudois parfume les plats

Garni de petites baies rouges, cet arbuste aux feuilles semblables à celles du frêne passerait presque inaperçu dans la campagne vaudoise. Il est pourtant originaire d’une tout autre région, à plus de 10000 kilomètres de là: le Sichuan, situé dans les montagnes de Chine centrale. Depuis des siècles, l’enveloppe qui entoure les fruits de ce poivrier est utilisée comme une épice dans toute l’Asie, du Japon à la Corée, en passant par l’Indonésie. Son arôme puissant, anisé et citronné, conquiert également le palais de nombreux cuisiniers européens. Alors la quasi-totalité du poivre en vente sur le marché suisse est importée (voir l’encadré ci-dessous), le paysan Jean-Daniel Cavin a décidé de planter une quinzaine d’arbustes sur son domaine, à Vulliens (VD).

«Jusqu’à présent, j’en avais seulement vu dans les jardins en tant que plantes ornementales. Ça m’a donné l’idée. Si ça marche en Asie, pourquoi pas ici?», raconte ce grand créatif aux mille idées. Il y a six ans, il a planté son premier poivrier, acheté chez un pépiniériste de la région. Robuste et capable de supporter des températures allant jusqu’à -15 degrés, il s’est rapidement épanoui jusqu’à atteindre 3 mètres de haut. «Je l’ai protégé avec un géotextile le premier hiver, puis je l’ai laissé tranquille», explique-t-il en nous guidant dans les allées de son jardin. Trois ans plus tard, les premières récoltes ont pu commencer, à la fin du mois d’octobre. «Je me suis un peu renseigné sur internet avant, puis je me suis lancé. J’adore expérimenter.»

 

Récolte délicate

Malgré le gel qui a fait brunir toutes ses feuilles au printemps dernier, le poivrier du Sichuan est particulièrement fourni cette année, se réjouit l’agriculteur, qui s’est muni d’un panier en osier. À la main, il se met à cueillir une à une les grappes de baies rouge foncé, en commençant par l’extérieur de l’arbuste. «J’échelonne ce travail sur deux semaines, afin que les fruits qui poussent dans l’ombre des autres puissent aussi profiter de quelques jours de soleil.» Gare toutefois aux impressionnantes épines situées sur les branches et les feuilles, qui rendent la récolte beaucoup plus ardue, prévient-il, concentré: «Il faut faire preuve de délicatesse pour ne pas se blesser.»

 

Les coques foncées de certaines baies particulièrement mûres sont même légèrement ouvertes, laissant apparaître les graines noires qu’elles contiennent. Mais, contrairement aux poivres classiques comme le poivre noir, celles-ci ne sont pas comestibles, car trop amères et dures. Seule l’enveloppe peut être consommée, une fois moulue. Il convient donc de parler de «faux poivre», Zanthoxylum piperitum appartenant à la famille des rutacées, plus proche des agrumes. «Ce terme est tout de même employé, car ces deux produits servent à assaisonner», résume Jean-Daniel Cavin, qui passe à l’étape suivante: le séchage entre 35 et 40 degrés à l’aide d’un déshydrateur. Une fois séparés de leurs enveloppes, les grains sont mis de côté, avant d’être ressemés. Quant aux coques, elles seront conservées dans des bocaux hermétiques à l’abri de la lumière, puis vendues par lot de 4 grammes, au prix de 12 francs.

 

Dans des barres chocolatées

Si la vente directe est encore confidentielle et fonctionne au bouche-à-oreille, la production inédite du Vaudois a convaincu plusieurs restaurateurs de la région, dont l’Auberge de l’Abbaye de Montheron (VD). À Blonay (VD), le chocolatier Geoffroy Lemarquis va même proposer dès cet automne des barres chocolatées au poivre de Sichuan vaudois. «Pour l’instant, j’ai eu de très bons retours. Le goût est au rendez-vous», se félicite Jean-Daniel Cavin.

Ces prochaines années, les autres poivriers du domaine du Salagnon arriveront à maturité, ce qui permettra d’augmenter les volumes de production. «Je vais les tailler pour qu’ils restent à hauteur humaine, afin de faciliter la récolte», précise le quinquagénaire. Mais notre homme ne s’arrête pas là. Dès l’automne 2022, un poivrier du Timut, rappelant les saveurs du pamplemousse, rejoindra sa collection. «J’aimerais aussi confectionner une huile et un jus de pomme au poivre du Sichuan, ainsi que valoriser ses feuilles, qui sont très aromatiques», ajoute celui qui n’avait jamais goûté à cette spécialité avant de la faire pousser. Et de conclure: «En plus, il a un pouvoir anesthésiant assez surprenant lorsqu’on le laisse fondre en bouche.» Alors, on goûte?

Texte(s): Lila Erard
Photo(s): François Wavre/Lundi13

Épice à la mode

Les Européens ont découvert le poivre du Sichuan au XIIIe siècle, lorsque le marchand et explorateur Marco Polo en rapporta à Venise. Il fut alors à la mode parmi la noblesse italienne, avant d’être oublié, puis réintroduit au XIXe siècle par des botanistes en France, où on lui donna le nom de clavalier. Aujourd’hui, il s’est démocratisé et est souvent utilisé par les grands cuisiniers pour assaisonner des viandes, des poissons ou des desserts. En Suisse, la quasi-totalité des poivres est importée d’Asie. Difficile de savoir si quelques productions confidentielles comme celle du domaine du Salagnon existent, car les paysans n’ont pas l’obligation d’annoncer leurs éventuelles surfaces de culture à l’Office fédéral de l’agriculture.

Le producteur: Jean-Daniel Cavin

La famille Cavin est présente sur le domaine du Salagnon depuis près de 180 ans. En 2010, Jean-Daniel Cavin a décidé d’arrêter la production laitière pour se lancer dans la culture de safran destiné aux restaurants de la région. En parallèle, le paysan inventif a poursuivi la diversification de son exploitation, entre production de dindes, de sève de bouleau, de maïs à pop-corn, de baies d’aronia, de sarrasin et d’huile de chanvre. «J’aime avoir plusieurs débouchés pour une seule culture et essayer de nouvelles combines. Dernièrement, c’étaient les cacahuètes, mais ça n’a pas fonctionné, rigole ce père de deux filles. Il y a tant de choses à tester!» En 2019, le domaine est passé en agriculture biodynamique, certifiée Demeter.