Reportage
Hof Narr, le domaine qui a inspiré la vague de l’agriculture végane

Près de Zurich, Sarah Heiligtag propose un concept de ferme ouverte au public où l’animal est sacralisé. Sa démarche a essaimé, puisque plus d’une centaine de paysans se revendiquent de cette tendance.

Hof Narr, le domaine qui a inspiré la vague de l’agriculture végane

«Quelle est la différence entre un cochon et un chien? Pourquoi affuble-t-on l’un d’un nom, pourquoi le considère-t-on doué d’une conscience et d’une sensibilité, et pas l’autre?» C’est avec ces mots que sont généralement accueillis les visiteurs sur le domaine Sarah Heiligtag, à Hinteregg, à 13 km de Zurich. Ils sont des dizaines chaque semaine: écoliers, étudiants, stagiaires, journalistes, agriculteurs, simples curieux. Outre-Sarine, Hof Narr est devenu un véritable phénomène, médiatisé, scruté et recommandé par tous ceux qui se réclament du courant de l’agriculture végane et qui remettent en question le carnisme et la production d’animaux de rente.

Philosophe et éthicienne, la Zurichoise a repris en 2013 cette exploitation, avec son compagnon expert en protection de l’environnement, bien décidée à passer de la théorie à la pratique. L’objectif est double pour celle qui s’est au fil des ans spécialisée en éthique animale: mettre sur pied une ferme végane, où le revenu dépend uniquement de la production végétale, mais aussi créer un sanctuaire où sont recueillis cochons, ânes, ou poules, des spécimens issus de laboratoires ou qui étaient destinés tout bonnement à l’abattoir. «Une goutte d’eau dans l’océan, mais qui a du sens à mes yeux», explique Sarah Heiligtag.

Vente directe et sanctuaire
Sur une poignée d’hectares à peine, Sarah et sa quinzaine de collaborateurs – employés et stagiaires se bousculent au portillon pour venir lui prêter main-forte – cultivent céréales, protéagineux et légumes, dont la production est commercialisée uniquement en vente directe, par la voie de paniers hebdomadaires et dans un libre-service. En parallèle, la Zurichoise a créé une association, financée par des dons et des fondations, qui fonctionne en réseau avec d’autres «fermes-sanctuaires» vouées à recueillir les animaux de rente «dont plus personne ne veut», résume-t-elle. Au fil de la visite, on fait ainsi connaissance avec Heidi et Léonie, des truies provenant de laboratoires d’essais, qui ont tout juste bénéficié d’un soin en hydrothérapie. «Pour accompagner la fin de vie de ces bêtes, nous nous sommes entourés de thérapeutes et vétérinaires qui tous cherchent à comprendre la cause de leurs maux et à les soulager.»

Travail de sensibilisation
Pédagogue dans l’âme, Sarah Heiligtag est déterminée à faire de son domaine une ferme végane de démonstration, reproductible par d’autres agriculteurs. «Je veux montrer qu’il est possible de vivre de la terre sans exploiter l’animal, sans tirer profit de sa présence. Même si celle-ci n’est pas pour autant à exclure! Hommes et bêtes peuvent collaborer!» Ses arguments font mouche auprès d’une frange grandissante de paysans alémaniques qui franchissent le cap de l’agriculture végane (lire l’encadré).

En parallèle de son activité de consultante, la Zurichoise accueille chaque semaine plusieurs classes d’écoliers et groupes d’enfants pour qui elle a conçu des visites didactiques. «Le spécisme, c’est comme le racisme. On acquiert la capacité à ne pas discriminer l’autre dès le plus jeune âge, affirme l’éthicienne. On est au début de ce processus de transformation, de changement de paradigme quant à notre rapport à l’animal. D’où l’importance de montrer, d’expliciter. Si on veut que les consommateurs de demain modifient leur comportement alimentaire, il faut qu’ils soient
mis en contact avec des bêtes, pour les sensibiliser.»

Faire des compromis
L’argumentaire de Sarah Heiligtag est parfaitement rodé. «Produire du lait d’avoine est bien plus pertinent d’un point de vue climatique que du lait de vache, affirme-t-elle sans ambages. Sans compter que pour nourrir nos bêtes en Suisse, on importe de l’aliment de pays qu’on prive de surfaces agricoles nécessaires pour assurer leur propre autoapprovisionnement. Non seulement la production de protéines animales est polluante, mais elle est également source d’injustice alimentaire.»

Se positionnant clairement en faveur de la libération des bêtes, elle questionne cependant les pratiques des animalistes, bien qu’elle soit proche des militants défendant cette cause. «Le changement appelle nécessairement la radicalité et l’activisme et les alternatives, tout en s’accordant à notre civilisation et faisant des compromis», reconnaît-elle avant de conclure par une citation de Léon Tolstoï: «Tant qu’il y aura des abattoirs, il y aura des champs de bataille.»

Texte(s): Claire Berbain
Photo(s): Claire Berbain

En chiffres

  • 7 hectares de surface agricole utile.
  • 80 abonnements de légumes par semaine.
  • 120 animaux y vivent; des bêtes qui étaient destinées à l’abattoir ou détenues dans des conditions indignes.
  • 6 à 8 employés et stagiaires venant parfois de l’étranger.

+ d’infos www.hof-narr.ch

De l’aide pour franchir le cap

Sarah Heiligtag a lancé une véritable tendance en Suisse alémanique. Désormais, plus de 120 exploitants la suivent dans sa transition vers l’agriculture végane. Elle a ainsi fondé le projet «TransFARMation», qui vise à accompagner les paysans dans leur démarche de renoncement à la production animale tout en poursuivant celle de nourriture. Elle propose ainsi un coaching à la fois économique, éthique et psychologique. «J’aide les agriculteurs à affiner leur vision, à trouver des partenaires et des financements, voire à mettre en place une nouvelle filière, énumère Sarah Heiligtag. Je leur apporte aussi du soutien quand ils doivent affronter le regard des autres, l’incompréhension des collègues ou l’hostilité de l’environnement familial.» La Zurichoise confie avoir régulièrement affaire à des producteurs de lait, confrontés à la difficulté de séparer les mères des veaux. «Ils passent parfois aux allaitantes, avant de lâcher définitivement l’élevage bovin au profit de la production de protéines végétales. Certains abandonnent complètement la détention animale, d’autres gardent des bêtes dans le cadre d’une coexistence pacifique et d’un sanctuaire, par exemple.»

+ d’infos www.transfarmation.org