«Les paysans sont les seuls à ne pas pouvoir fixer leurs prix»
Avez-vous le sentiment que les revendications des agriculteurs helvétiques sont entendues?
Rien n’a bougé pour l’heure sur la question des prix et la régulation des marchés, qui sont les points les plus cruciaux du mouvement. En revanche, certaines revendications, comme l’allègement des charges administratives et des contrôles, l’abandon du DigiFLUX ainsi que des 3,5% de surfaces supplémentaires dédiées à la biodiversité semblent entendues. Les aspects sur lesquels l’État paraît prêt à faire un pas concernent les mesures écologiques, ce qui ne nous apparaît pas comme un signal positif chez Uniterre, qui se bat en faveur d’une agriculture souveraine, à taille humaine, diversifiée et pratiquée dans le respect de la nature. Pour nous, il est avant tout indispensable que les paysans soient correctement rétribués et que le marché soit régulé. Là est le véritable enjeu.
Au moment des manifestations en Europe, l’Union suisse des paysans (USP) a rédigé une pétition réclamant notamment une augmentation des prix aux producteurs suisses. Leur demande était-elle insuffisante selon vous?
Oui, et nous l’avons d’ailleurs fait savoir en publiant un communiqué début février dans lequel nous dénoncions la mollesse de la réponse de l’USP face à l’urgence du problème. Dans sa pétition adressée à la Confédération et à la grande distribution, elle demandait une augmentation des prix de 5% à 10%, ce qui est largement insuffisant. Mais cela n’a rien d’étonnant, lorsqu’on sait que l’USP a créé une alliance avec Économiesuisse pour les élections fédérales d’octobre 2023. On ne peut pas d’un côté s’associer avec l’économie et de l’autre défendre les agriculteurs. De la même manière, n’est-il pas problématique que des membres de l’Interprofession du lait, représentant normalement les producteurs, détiennent des parts chez certains transformateurs? Sans surprise, aucune organisation de défense professionnelle n’a par exemple soutenu le lancement du Lait équitable en 2019, qui permet pourtant aujourd’hui d’améliorer le revenu des producteurs affiliés.
Quelles sont les revendications d’Uniterre?
Nous exigeons que les agriculteurs de ce pays touchent une rémunération qui couvre leurs coûts de production réels. Nous souhaitons également un élargissement des tâches de l’Observatoire des prix, afin d’avoir une information transparente sur les marges tout au long des filières, une protection douanière plus forte et un renforcement du pouvoir de négociation des agriculteurs. Les paysans sont les seuls à ne pas pouvoir fixer eux-mêmes leurs prix. Lorsqu’un entrepreneur vend des voitures, des téléphones portables ou des meubles, c’est lui qui décide de la valeur de sa marchandise. Et celui qui ne parvient pas à couvrir ses coûts de production fait faillite.
BIO EXPRESS
Ingénieure agronome, Berthe Darras a rejoint Uniterre en janvier 2017 comme secrétaire politique. Elle s’occupe principalement de la commission lait et a notamment œuvré au lancement du Lait équitable en 2019.
Vous militez aussi pour adapter les conditions cadres des importations. Quels sont les enjeux?Uniterre souhaite que ces conditions cadres soient adaptées aux réalités d’aujourd’hui. Les quotas d’importation du vin, par exemple, n’ont pas été révisés depuis trente ans, alors que la consommation de vin suisse abaissé de plus de 50%. Même problème pour le système d’importation à deux phases des fruits et légumes. À l’époque de son entrée en vigueur, on ne produisait pas de tomates suisses en mars. Mais aujourd’hui, grâce aux cultures sous serres chauffées, les récoltes indigènes sont concurrencées par les importations étrangères dès le début du printemps. Autre exemple encore: 45% du lait suisse est transformé en fromages. Or, 43% de ces fromages sont destinés à l’exportation. Et dans le même temps, on importe du beurre de l’étranger, simplement parce qu’il est plus rentable pour les transformateurs d’exporter du fromage que de fabriquer du beurre indigène. L’alimentation n’est pas un bien comme un autre et ne devrait pas faire partie de cette compétitivité capitaliste.
Les «SOS» illuminés aux phares des tracteurs à l’appel du groupe Révolte agricole suisse le 29février dernier, veille de la séance de l’Interprofession du lait, ont tout de même permis une petite augmentation des prix, non?
Une augmentation de 3 centimes. Or, sachant qu’en novembre 2023 les producteurs avaient subi une baisse de 2 centimes, cela représente en réalité une hausse de 1 centime seulement. Et celle-ci n’entrera en vigueur qu’à partir de juillet, alors que le gros de la production laitière intervient au printemps. Donc, entendons-nous: non, il n’y a pas d’augmentation du prix du lait.
Les manifestations paysannes demeurent pour l’heure avant tout symboliques. Y a-t-il la volonté de durcir le ton?
Au sein d’Uniterre, nous serions prêts à mener des actions beaucoup plus musclées. Mais nous n’allons pas bloquer le port de Bâle à dix personnes. Le monde paysan demeure, hélas, difficile à rassembler.
Pourquoi?
Il y a de beaux exemples d’entraide, mais on constate aussi beaucoup de concurrence et souvent peu de solidarité entre les collègues. Sans doute parce que les réalités varient beaucoup selon les situations de chacun, qui dépendent de la taille des domaines, des filières, des régions, du fait d’être fermier ou propriétaire de ses terres. Nous sommes pourtant convaincus qu’en s’y mettant tous, nous arriverions à faire pression et que chacun aurait à y gagner. La Suisse a perdu 60% de ses producteurs de lait en trente ans. Il en reste aujourd’hui 17’000: s’ils se mettaient tous ensemble pour monter à Berne et bloquer les enseignes de la grande distribution, ils représenteraient une force considérable.
Quelle suite donner à cette révolte lancée en début d’année? Qu’allez-vous faire?
Nous aimerions mener une grosse action de blocage en fin d’année si rien ne se passe. Nous espérons que notre message sera entendu et permettra de rassembler.
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