Une joyeuse session d’algèbre pour répartir les fromages de la saison
«Cinq kilos un!» «Quatre kilos sept!» «Quatre kilos neuf!» Une succession de chiffres résonne dans la cave d’alpage de Siviez (VS). «Aujourd’hui, on récolte le fruit de toute une saison!» lâche Daniel Fournier, membre du comité de l’alpage de Tortin, sourire aux lèvres, comparant cette journée à celle des vendanges. Ici, point de grappes de raisin: les fruits dont il parle sont à base de lait et s’avèrent bien plus lourds. Ainsi, les plus de 5 tonnes de fromage provenant des 49 vaches à traire des alpages de Siviez et de Tortin, à Nendaz, sont stockées là sous forme de meules et s’apprêtent à être réparties entre les différents éleveurs. Chaque année, des membres du comité se réunissent donc la veille de la désalpe afin de faire les calculs nécessaires. Une journée festive dont le déroulement diffère selon les alpages. «Ici, il est de coutume que l’éleveur qui a la reine à lait offre le fromage pour la raclette du soir, et le propriétaire de la reine à cornes se charge du vin», explique Alain Bornet, membre du comité.
À chacun son dû
Pour définir ce qui revient de droit aux différents alpants, c’est de l’algèbre! Des mesures de lait ont été prises à quatre moments durant la saison. Le poids de fromage obtenu à partir de celles-ci a permis de déterminer un ratio grâce auquel le nombre de kilos est défini pour chaque éleveur. «On commence avec le premier: 113 kilos pour Michel!» lance Elkjaer Crettenand, secrétaire-comptable pour l’alpage de Tortin, pianotant sur son smartphone posé en mode calculatrice sur un pupitre de bois. Assis à sa droite, Alain Bornet, pinceau et encre de chine à la main, attend les meules pour les numéroter.
Juste à côté, trois de leurs collègues s’affairent dans la cave. Ils choisissent des pièces en criant leur poids, qu’Elkjaer soustrait au montant total jusqu’à arriver à 0. Une fois ces fromages marqués d’un 1 bleu, ils sont repris du bureau où ils siègent et empilés par lot. Un travail à la chaîne qui se déroule sur la matinée, éleveur après éleveur, meule après meule. Heureusement, la bonne humeur est de mise, et les railleries ne manquent pas: «Dis-nous combien de piles de cinq tu as, nous on se débrouille si tu as oublié tes tables de multiplication!» plaisante l’un d’eux.
Au cœur de toute cette agitation, on retrouve Antonio Lorenzo, le fromager. Plus discret, il palpe çà et là l’une de ses créations sur un tablard. Petit carnet bleu à la main, il regarde aujourd’hui partir ce qu’il a fabriqué: «J’ai rempli cette cave sur toute la saison, et là, en une matinée, elle se vide entièrement», glisse-t-il, un peu ému. Pourtant, c’est une sensation qu’il connaît bien: c’est depuis 1986 qu’il passe ses étés ici, à la fabrication de sérac et de fromage. Mais peut-être est-ce l’idée de sa prochaine retraite qui le rend un brin nostalgique?
Une denrée rare
Présent dans quelques commerces de montagne ou enseignes spécialisées, le fromage d’alpage du Valais est pratiquement introuvable en grande surface. C’est que les éleveurs écoulent eux-mêmes leur trésor auprès de leurs contacts et par le bouche-à-oreille. «La quasi-totalité de la production part en vente directe, explique Jean-Jacques Zufferey, chef de l’Office valaisan de l’économie animale. Cela permet de garder le maximum de marges chez le paysan.» Il ajoute que cette denrée est plutôt rare: «À Noël déjà, il n’y en a plus beaucoup en vente.»
Note positive au terme de l’été
Du côté des membres du comité en tout cas, l’heure est à la fête. Dans l’après-midi, les paysans arrivent les uns après les autres pour chercher leur lot, la plupart une bouteille à la main. Un bon moyen pour remercier les travailleurs du matin, et pour fêter la fin de la saison. Certains sont également venus accompagnés de leurs enfants ou petits-enfants. Ainsi, de petites têtes blondes déambulent joyeusement parmi les agriculteurs, transportant à bout de bras des meules qu’ils parviennent à peine à entourer.
Il faut dire que les coups de main sont les bienvenus, car pour les plus grands éleveurs, qui sont déjà venus retirer une partie de leur gain à la mi-août, il reste encore plus de 500 kilos de fromage à embarquer! Laurent Fournier charge, par exemple, sur le pont de son pick-up, les 573 restants de son total de plus de 1140 kilos.
Malgré la sécheresse de cette année, les résultats sont là et les alpages de Tortin et Siviez s’en tirent bien. «On a eu de la chance. Avec une désalpe avancée d’une semaine, j’ai environ 170 kilos de moins par rapport à l’année dernière, confie Laurent. Si le rendement est un peu moins bon, c’est probablement à cause de la qualité de l’herbe, mais la perte est minime.» Un avis partagé au sein du comité, qui, avec seulement quelques pourcents de baisse de production par rapport à la saison passée, est satisfait. «Ce résultat n’est pas représentatif de la sécheresse que l’on a vécue cet été.» C’est sur cette note positive que s’achève la journée. Est-ce que cela suffira pour qu’Antonio décide de revenir en 2023? En tout cas, Elkjaer et ses collègues le souhaitent. Alors que les premiers éleveurs s’en vont, ce dernier cherche le fromager du regard: «Vite, il faut le faire signer pour l’an prochain avant qu’il s’en aille!»
Pas tous les alpages à la même enseigne
Si les grandes chaleurs de cet été ont forcé diverses régions à regagner la plaine plus tôt, du côté de L’Étivaz (VD), la date de la désalpe a pu être maintenue. «C’était la grande inconnue de ces dernières semaines, mais malgré les quelques troupeaux déjà rentrés, on en a sept qui ont confirmé leur présence pour le 1er octobre», explique Philippe Gremaud, directeur de la Coopérative des producteurs de L’Étivaz. Concernant le quota de fromage, les projections sont plus favorables qu’il y a quelques semaines et indiquent un bilan équivalent à l’année dernière, qui était un peu moins bonne en raison des précipitations. «Au moins, on n’est pas en dessous et la qualité semble, elle aussi, être de mise. En tout cas, les fromages sont jolis, affirme-t-il. Les conséquences de la sécheresse portent plutôt sur le fourrage, avec des éleveurs qui en manquent pour débuter l’hiver.»
Du côté du gruyère d’alpage AOP, on table tout de même sur une baisse de production d’environ 10%, indique Philippe Bardet, directeur de l’interprofession. Si cela touche diversement les lieux de pâture, qui ont résisté différemment à la sécheresse, cela correspond en moyenne à une diminution d’une trentaine de meules par alpage. «Ça reste un revenu en moins, que certains peinent à compenser.» Les problèmes liés aux canicules méritent selon lui une réflexion globale sur le réchauffement climatique, et peut-être une réappréciation de la période d’estivage telle qu’on la connaît. «Elle pourrait devenir plus précoce, avec par exemple des fêtes de désalpe qui arriveraient vers la mi-septembre.»
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