À deux pas de Schaffhouse, on enterre 600'000 promesses de vigne
Ses quartiers, le producteur les tient à Hallau, commune réputée pour son pinot noir. Mais c’est à Schlatt, en Thurgovie, à 30 minutes de voiture, que Martin Auer nous emmène afin de nous montrer l’état d’avancement des travaux. Sur trois parcelles totalisant 6,5 hectares, la terre a été fraisée sur 30 centimètres de profondeur, et les plastiques percés de trous sont déjà posés, bordés des goutte-à-goutte encore vides.
C’est pour leur profondeur et leur richesse que le pépiniériste viticole a choisi ces sols maraîchers par excellence destinés à accueillir ses plants greffés-soudés. Et aussi pour une particularité: une couche calcaire située 90 centimètres sous la surface, facilitant la formation d’une réserve hydrique qui sera cruciale pour favoriser la formation des racines et celle du bourrelet indispensable à la cicatrisation du point de greffe. L’avantage de ces terres sableuses noires et grasses: il est facile d’y faire passer un tracteur, même une heure après la pluie. Martin Auer scrute donc le ciel, un peu anxieux: «D’ici quinze jours, on a 100‘000 plants par hectare à installer ici…»
Des barbues très vulnérables
Retour à Hallau. Sous la supervision de Christian Clauss, le chef de culture de Auer Rebschulen GmbH, on sort délicatement les barbues des caisses où elles se sont développées dans une serre chauffée, les unes contre les autres et douillettement enchâssées dans un substrat de sciure et de compost d’écorce. Elles sont alors trempées dans une cire protectrice, puis empilées par paquets de 400 dans un cageot de plastique au fond recouvert d’une mince couche d’eau. À l’abri du soleil et des intempéries, elles vont attendre d’être emmenées vers leur nouveau domicile thurgovien. Une fois en terre, il faudra veiller à leur apport hydrique – et se résoudre à un traitement fongique hebdomadaire jusqu’à septembre, au tracteur ou au drone.
La vulnérabilité des petites barbues est grande, et dans la production des plants de vigne, chaque opération est complexe et comporte un risque de perte – dont il faut tenir compte pour être en mesure de répondre aux commandes des clients, généralement passées seize mois à l’avance. En la matière, l’expérience de Martin Auer s’avère précieuse. Titulaire d’un diplôme d’agronomie de l’ETH Zurich, le sexagénaire a repris en 1988 l’entreprise créée par son père jardinier-paysagiste quatre décennies auparavant. «Cette région avait été épargnée par le phylloxéra grâce à ses terres très lourdes et il n’était pas nécessaire de recourir à des porte-greffes résistant à ce ravageur, raconte-t-il. Elle ne comptait donc aucune pépinière viticole. Mais l’uniformisation progressive de la pratique en Suisse a incité mon père à prendre les devants et à se lancer.»
Un marché qui s’avère très tendu
Chez Martin Auer, les porte-greffes proviennent, comme chez la quasi-totalité de ses collègues pépiniéristes viticoles, de France ou d’Italie – en l’occurrence de quatre fournisseurs, dans le Sud-Tyrol, les régions d’Ancône et de Vérone ainsi que la vallée du Rhône. «Les conditions météo de 2022 ont compliqué le travail des producteurs et cette année, pour la première fois, nous avons eu de grandes difficultés à nous assurer les quantités souhaitées, explique-t-il. Les prix ont augmenté de 5 centimes le mètre et on a dû se passer de fercal, qui couvrait 10 à 20% des commandes de nos clients valaisans.
En outre, il a fallu adapter un peu notre programme: moins de 5BB, plus de 3309…» Pour tenter de garantir une certaine sécurité d’approvisionnement dans ce marché tendu, le pépiniériste produit lui-même des plantes mères de ces deux dernières variétés, qu’il vend à son fournisseur du Sud-Tyrol avec une double certification suisse et européenne. «On a un contrat de priorité dans la livraison, et on peut ainsi s’assurer d’un suivi optimal de nos exigences, précise Martin Auer. De toute façon, produire des porte-greffes en Suisse à grande échelle ne serait pas rentable.»
Miser sur les plants résistants
Un pragmatisme qui s’est révélé payant: Martin Auer livre aujourd’hui ses plants greffés dans toute la Suisse. «Entre 15% et 20% de nos clients sont d’ailleurs d’autres pépiniéristes, relève-t-il. On travaille selon un système de bourse, bien plus qu’en relation de concurrence, grâce à des prix globalement similaires et des exigences de sécurité phytosanitaire et de qualité communes. Avec la diminution du nombre d’entreprises comme la nôtre, la collaboration est indispensable pour être en mesure de répondre à la demande.»
Lui-même ne manque pas de clairvoyance: il mise aujourd’hui beaucoup sur les plants résistant aux maladies, comme son collègue Philippe Borioli à Bevaix (NE), avec lequel il coopère largement. Des cépages qui remplacent d’ailleurs progressivement le riesling-sylvaner, pourtant ultratypique de la région, dans son propre vignoble. Dans ces 4 hectares situés sur la colline de Hallau, sous la pimpante église médiévale Sankt-Moritz, il plante depuis des années des piwis – seyval blanc, divona, muscaris, sauvignac, souvignier gris, divico et satin noir – en sus du pinot noir. Et en livre le raisin à la maison Rutishauser-DiVino ainsi qu’à divers producteurs, dont Jauslin à Muttenz (BL). Avec un double rêve: passer intégralement aux résistants – et pourquoi pas, dans quelques années, encaver son propre vin.
En chiffres
6,5 hectares de production de plants greffés à Schlatt (TG).
4 hectares de vignoble destiné à la vente de raisin.
500‘000 plants vendus chaque année dans toute la Suisse, dont: 15% à 20% à d’autres pépiniéristes; 5% à 10% en pots à des privés (vente directe et jardineries).
5 employés en poste fixe et jusqu’à 12 salariés engagés ponctuellement.
+ d’infos
www.rebschulen.ch
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