Les chefs rechignent à se laisser séduire par la bière
Dans la gastronomie, le vin continue de régner sans partage et, malgré un intérêt croissant pour les mousses, celles-ci peinent à s’inviter à la table des grands chefs. Un coup de fil auprès de quelques enseignes réputées confirme ce sentiment. L’Hôtel-de-Ville de Crissier (VD, 19 points au Gault&Millau) propose 1000 à 1500 crus, contre quatre à cinq bières – blanche, blonde, IPA…
Au Domaine de Châteauvieux à Satigny (GE, 19 points), l’offre est encore moins fournie: on peut déguster la blanche, la blonde et l’ambrée de Calvinus. Idem aux Montagnards à Broc (FR, 17 points) où seule la blonde de Cardinal est disponible à la pression, ainsi qu’une blanche belge en bouteille. Partout, les explications sont les mêmes: «il n’y a pas de demande de la part de notre clientèle» ou «notre cuisine ne s’y prête pas».
Dévoiler son potentiel
Les initiatives pour valoriser cette boisson se multiplient pourtant. Dans deux semaines, la brasserie Dr. Gab’s sortira Food&Beer aux éditions Favre. Au menu? Des recettes et des cocktails préparés par une vingtaine de chefs et mixologues, faisant intervenir les produits de la brasserie de Puidoux (VD), ainsi que des suggestions de mousses pour les accompagner.
«Notre but avec ce livre était de montrer que la bière ne se déguste pas uniquement à l’apéro, explique Reto Engler, cofondateur de l’entreprise. Et qu’elle a sa place en cuisine: on peut revisiter des plats traditionnels avec elle, sans les dénaturer.» Parmi les professionnels qui se sont prêtés à l’exercice, Elodie Schenk, du Tourbillon à Plan-les-Ouates (GE), cuisine depuis plusieurs années avec les créations de Dr. Gab’s. «Le côté gazeux amène de la légèreté dans les sauces ou la pâte à beignets; le goût est différent et donne un côté plus rustique, réconfortant.»
Halte aux idées reçues
Pourtant la Vaudoise le reconnaît: si elle affiche une quarantaine de crus à sa carte, on ne peut déguster à sa table qu’une seule pression – la Swaf de Dr. Gab’s, une lager – et trois références régionales en bouteille. Elodie Schenk avance, là encore, le manque de demande. Pour les zythophiles, le constat est navrant. Il ne manque pas de faire réagir le biérologue Cyril Hubert: «Tant que les chefs ne proposent rien, les clients ne vont pas s’y intéresser. Si leur assortiment de bières était aussi soigné que leur cave à vins ou s’ils mettaient en place des initiatives telles que des menus avec des accords mets-bières, la demande viendrait.»
Elodie Schenk se dit prête à tenter de telles expériences, mais tempère: «La bière a un côté très nourrissant; je pense que ce serait plus compliqué d’accompagner tout un repas, comme on peut le faire avec le vin.» Là encore, Cyril Hubert crie aux idées reçues: «Dans l’imaginaire, la bière est lourde, mais je peux vous faire goûter des «session» aussi légères qu’un vin et qui ont le mérite d’être moins alcoolisées.»
Des mariages à oser
Auteur de deux livres sur l’univers brassicole, Sylvain Fazan détaille trois types de mariages. «On peut chercher la complémentarité, en amenant avec la bière un ingrédient qui manquerait au plat: une bière au basilic servie avec de la mozzarella et des tomates, par exemple. En revanche, avec l’accord de résonances, on sélectionne un style et un mets qui vont dans le même sens: un stout aux accents de cacao peut très bien se marier avec un fondant au chocolat.» À l’inverse, l’accord de contrastes propose d’opposer les saveurs: «Une sour (ndlr: bière acidulée) soutiendra l’acidité d’une tartelette au citron mais contrebalancera aussi la sucrosité du dessert et son côté gras et gourmand, ce qui apportera un équilibre.»
Méconnaissance du milieu
Avant de se lancer de manière professionnelle dans la mise en valeur des mousses, le Montreusien a œuvré comme sommelier, notamment au Pont-de-Brent auprès de Gérard Rabaey. «Dans ce métier, j’ai été formé au vin, pas du tout à la bière. Il y a une méconnaissance forte dans le milieu: beaucoup de sommeliers ne sont pas en mesure de servir une bière dans le bon verre, à la bonne température et encore moins d’en suggérer une pour accompagner un plat…»
L’Association suisse des brasseries et GastroSuisse tentent d’y remédier en mettant en avant la formation de sommelier de la bière. À ce jour, 800 personnes ont obtenu leur diplôme dans le pays et les dix meilleurs d’entre eux se sont récemment illustrés à Munich, lors du championnat du monde de la discipline (voir notre édition du 18 septembre).
De l’entrée au dessert
Actuellement occupé à la rédaction d’un livre sur les accords mets-bières en compagnie de Cyril Hubert, Sylvain Fazan en est convaincu: «L’univers brassicole permet des mariages très fins: lors de nos recherches avec les douze chefs avec qui nous avons travaillé, on est arrivé à des associations magiques. Mais pour cela, il faut choisir des bières de caractère. Je trouve dommage que la plupart des grands cuisiniers ne prennent pas le temps d’explorer cette diversité.»
D’autant que cette boisson trouve sa place à tous les moments du repas, tant à l’apéritif qu’en entrée, avec le plat de résistance, au dessert ou comme digestif, souligne Cyril Hubert. Comment choisir pour réussir la bonne association? Sylvain Fazan se montre prudent sur la question: «Je déteste les généralités. Un porter [type de bière brune, ndlr] que nous avons sélectionné pour notre livre a parfaitement fonctionné avec le plat élaboré par le chef, mais cela ne veut pas dire qu’un autre s’y mariera aussi bien.» Le conseil de celui qui compte déjà deux autres livres sur le sujet à son actif? «S’intéresser, goûter et imaginer ce qui pourrait aller avec. À chaque fois, nous sommes partis de la bière pour élaborer le plat et non l’inverse.»
C'est parti pour le championnat national
Les inscriptions sont ouvertes pour les cinquièmes Swiss Beer Awards, portés par l’Association suisse des brasseries. D’ici au 11 novembre, toutes les entreprises soumises à l’impôt sur la bière sont invitées à soumettre leurs créations, qui seront jugées par des testeurs et sommeliers, mais également analysées en laboratoire. Organisée en 2024, la quatrième édition avait été marquée par un nombre record d’échantillons en lice: 550 mousses ont été dégustées, réparties dans 41 catégories. Pour la cuvée 2026, «certaines catégories ont été adaptées et d’autres ajoutées sur la base des inscriptions à la dernière édition», indiquent les organisateurs. La remise des prix aura lieu le 16 avril 2026 à Baden (AG).