Cheyres, village phare de la cerise, s'apprête à perdre son dernier verger
Julien Michel garde de bons souvenirs de la récolte des cerises dans le verger familial, du temps où il était enfant. Aujourd’hui, le quadragénaire, sixième génération de distillateurs du village de Cheyres (FR), s’apprête pourtant à arracher cette parcelle vieille de près d’un siècle.
«C’est beaucoup d’émotion, mais c’est devenu trop difficile. Je me laisse encore jusqu’à la fin de l’année pour me décider, même si je suis sûr à 99%», témoigne le Fribourgeois, deuxième plus grand producteur du canton avec 230 arbres sur 6000 m2, dont les fruits sont vendus en libre-service au sein du domaine.
L’arrivée de la suzukii
En cause: la difficulté de trouver de la main-d’œuvre qualifiée et de la loger durant l’été, dans une région touristique où les logements vacants et abordables manquent. «Je n’ai pas assez de place chez moi pour les accueillir. À l’époque de mes parents, les membres de la famille prêtaient main-forte, mais la société a bien changé depuis», expose l’arboriculteur, qui travaille seul sur le domaine. À la belle saison, la cueillette quotidienne des variétés folfer, kordia ou encore regina, la pesée et le conditionnement en barquettes requiert quatre ou cinq personnes, en comptant les travaux à la vigne.
Parallèlement, le triage est devenu une activité chronophage, en raison d’une détérioration générale de la qualité. «Je tends des couvertures de plastique sur les arbres pour les protéger de la pluie et la grêle, mais cela augmente la température, qui est déjà plus élevée qu’autrefois avec le réchauffement climatique. Les fruits souffrent et ramollissent», soupire-t-il, rappelant que la cerise était un emblème du village au siècle dernier, grâce au microclimat favorable de la rive sud du lac de Neuchâtel, peu soumise au gel.
Prairie écologique à la place
Depuis, des ravageurs ont fait leur apparition, notamment la drosophile suzukii. Capturée pour la première fois en 2014 dans le canton, cette petite mouche doit être tenue éloignée avec des filets au maillage fin. «Cela entrave encore plus la circulation de l’air. Les pertes sont importantes. Notre région est sous pression», affirme le producteur, qui se dit aussi découragé par une augmentation des vols dans son libre-service ces dernières années.
Malgré tout, sa culture est toujours rentable, avec une production d’environ cinq tonnes de cerises par an qui s’écoulent facilement à un prix croissant, fixé à 12,5 francs le kilo en 2024. Mais les désavantages restent trop nombreux pour le Fribourgeois, «fatigué de devoir gérer trop de facteurs à la fois».
«Arracher ce verger est la meilleure option. Il aurait de toute façon fallu abattre ces arbres dans sept ans, car ils ont une durée de vie de vingt-cinq ans. La cerise est une culture intensive, pas comme un verger haute tige», tient à préciser celui qui exerce aussi une activité de paysagiste. Et pourquoi ne pas faire entretenir la parcelle par quelqu’un d’autre? «Ce serait dur psychologiquement. Ce verger, c’est mon bébé», répond celui qui envisage de le remplacer par une prairie écologique.
De nombreux défis
Cette nouvelle est un coup dur pour le village, qui comptait jusqu’à 3000 cerisiers dans les années 1950 et s’apprête aujourd’hui à perdre son dernier producteur professionnel, rappelle La Liberté. Toutefois, cette filière est loin d’être sinistrée dans le canton, avec une vingtaine de producteurs actifs sur près de 2,5 hectares et un volume stable d’environ 25 tonnes par an. «Il y a eu une restructuration il y a dix ans avec l’arrivée de la drosophile suzukii, qui a poussé certains à abandonner.
D’autres se sont équipés en conséquence et la rentabilité est au rendez-vous, bien que les défis soient nombreux. Cela reste une culture prometteuse au bon potentiel économique si on arrive à obtenir une bonne qualité», estime André Chassot, responsable de la production végétale et du service phytosanitaire à l’Institut agricole de Grangeneuve, qui qualifie toutefois de «grosse perte» la destruction du dernier grand verger cheyrois. À l’échelle nationale, la récolte des cerises a été bonne cette année grâce à de nombreuses heures de soleil en mai et juin, qui ont permis de cueillir environ 2500 tonnes, selon la Fruit-Union Suisse.

