Monsieur Gruyère, une tête dure au service d'une pâte dure

Président de l'Interprofession du Gruyère depuis vingt-huit ans, le Vaudois prendra sa retraite à la fin du mois de mai. Rencontre avec l'un des principaux architectes du succès mondial de ce qui est le plus célèbre des fromages helvétiques.
24 mai 2025 Oriane Grandjean
© Gabriel Monnet

«Deux entrées pour la fromagerie, s’il vous plaît», demande un couple de touristes. À Pringy (FR), l’agitation qui règne à l’entrée la Maison du Gruyère contraste avec le calme des bureaux de l’Interprofession du Gruyère (IPG), un étage plus haut. Le patron arrive, on s’installe dans la grande salle de réunion.

«La star, c’est le gruyère et les gens qui le fabriquent, pas moi.» Le ton est donné par celui qui quittera dans quelques jours le poste qu’il occupe depuis vingt-huit ans. Il faut dire que l’histoire du gruyère est tellement liée à celle de Philippe Bardet qu’il est presque impossible de parler de l’un sans parler de l’autre. Et presque impossible tout court de faire parler Philippe Bardet de lui-même.

D’une génération à l’autre

Son sujet de prédilection, c’est le célèbre fromage, auquel il finit immanquablement par revenir quelle que soit la question posée. «On m’appelle parfois Monsieur Gruyère, mais dès le 1er juin, ce sera fini, dit le natif d’Avenches (VD), solide accent vaudois et franc-parler laconique des gens de la terre. Mon père était paysan, mais comme il était le plus jeune de la fratrie, il n’a pas pu reprendre le domaine. Ce qui ne m’a pas empêché de passer toutes mes vacances dans une ferme du Vully qui produisait du lait pour le gruyère.»

Maturité en poche, Philippe Bardet obtient son CFC agricole, pour lequel il passe un an en Thurgovie et apprend l’allemand, une compétence qui s’avérera plus tard essentielle dans les discussions stratégiques. Il poursuit ses études à Zollikofen (BE) où il s’oriente dans le conseil agricole. «Avec le recul, j’aurais dû choisir marketing, cela m’aurait été plus utile.» Il faut dire que depuis l’enfance, il s’imagine paysan et rêve de reprendre une ferme. Le destin et les opportunités l’emmèneront sur une autre voie.

La route vers l’AOP

Fraîchement marié et jeune père, Philippe Bardet prend un premier poste au sein de l’Union suisse des paysans (USP). «Quarante ans plus tard, mon fils Loïc vient d’accéder à la direction de cette même USP, confie-t-il non sans un brin de fierté dans la voix. Sacrée coïncidence!» S’ensuit une place à Prométerre puis à Agora, dans le cadre de laquelle il lance le concept du Brunch à la ferme avec l’actuelle chancelière à l’État de Fribourg, Danielle Gagnaux-Morel.

C’est à Grangeneuve, au début des années 1990, que s’esquissent les prémices de son histoire avec le gruyère. «La nécessité de défendre les caractéristiques de nos produits se faisait ressentir, et c’était particulièrement le cas pour le gruyère. Il fallait le protéger afin d’éviter un développement anarchique.» Philippe Bardet se dévoue à la cause de cette spécialité fromagère, d’abord dans la commission qui élabore la charte du gruyère en 1992, puis à la tête de l’Interprofession du Gruyère dès sa création en 1997.

En 2001, le gruyère obtient son AOC – qui deviendra une AOP –, se hisse au rang de star des fromages helvétiques et de numéro un des exportations. Dans le cœur de Philippe Bardet, acteur central de ce succès, il a un statut quasi-sacré. D’ailleurs, on raconte qu’il ne supporte pas quand on le coupe avec négligence. Un attachement qui ne l’empêche pas de lui faire quelques infidélités: «J’ai déjà raclé lors du PALP Festival avec Eddy Baillifard… et je ne refuse jamais une tomme Fleurette!»

Son univers

Un livre

«La folle enquête de Stieg Larsson», de Jan Stocklassa. Ce récit montre à quel point une démocratie peut être facilement déstabilisée.»

Un groupe

«Dire Straits. Pour leur engagement politique. J’aurais aussi pu citer Springsteen ou Neil Young!»

Un plat

«Une saucisse à rôtir. Avec une bonne sauce et de la purée de pomme de terre, tout simplement.»

Une personnalité

«Nelson Mandela. Il a été capable de reconnecter les gens.»

Souvent dans le viseur

Le succès du gruyère permet à l’IPG de peaufiner son image de marque en sponsorisant des événements sportifs, du curling au hockey en passant par le ski et l’athlétisme. Des sports que le Vaudois pratique presque tous personnellement. «Mais ce n’est pas pour ça qu’on les soutient, s’empresse-t-il de préciser. Ce sont simplement des sports populaires et accessibles.» Lors d’un événement officiel ou dans une fromagerie d’alpage, Philippe Bardet sait parler aux conseillers fédéraux comme aux agriculteurs.

La star, c’est le gruyère et les gens qui le fabriquent, pas moi.

Toute médaille a son revers et sa fonction exposée n’a pas épargné le directeur. Les dernières attaques en date sont liées à l’interdiction du robot de traite. «Les études ont prouvé que son utilisation donne un goût rance au gruyère. Personne ne veut manger du fromage rance! La décision a été prise en commun avec les producteurs, les fromagers et les affineurs, pourtant c’est moi qu’on a mis à l’index. J’ai l’impression que ce genre d’attaque personnelle est nouveau.»

Menace des droits de douane

Ajoutez à cela une incertitude lourde de conséquences concernant les droits de douane imposés par les États-Unis et vous obtenez quelques derniers mois de carrière agités. «Ce n’est pas la première tempête que le gruyère affronte, je suis confiant. Ce qui m’inquiète le plus, c’est la marche du monde en général.»

L’homme n’a cependant pas encore le temps de refaire le monde: son agenda est bien rempli en attendant le mois de juin et une vie plus paisible. «Je me réjouis surtout de pouvoir profiter de ma famille et de mes petits-enfants, d’avoir le temps de courir ou de faire des sorties à peau de phoque.» Et même s’il va céder son bureau à Olivier Isler, son successeur à la barre de l’IPG, on le croisera encore dans les locaux, puisqu’il supervisera le projet de la nouvelle Maison du Gruyère. On ne se défait pas du jour au lendemain de son surnom de Monsieur Gruyère…

+ D’infos gruyere.com

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