De Lille à Genève, une philosophe en quête de justice écologique
Qu’est-ce qui prédestinait une enfant du bassin industriel de Lille, au nord de la France, à s’intéresser, depuis Genève, à la justice environnementale autour du Léman? Ce grand écart illustre bien l’essence de Caroline Lejeune. En tant que directrice de la Fondation Zoein – qui soutient des associations, des organisations et des projets engagés pour la transition écologique, sociale, énergétique et politique –, elle s’active sur plusieurs fronts.
L’un d’eux l’a menée, la semaine dernière, à animer une balade publique à Genève, dans le cadre du festival Explore Demain. Au menu: arpenter les rives de l’Arve en groupe pour découvrir l’histoire du cours d’eau et les transformations de son territoire environnant. Puis confronter les défis rencontrés par l’Arve à ceux engendrés par le dérèglement climatique. Sacré programme.
Voir autrement la nature
Pour Caroline Lejeune, les lieux et leur histoire sont indissociables de l’évolution de la nature: «Je conçois les éléments naturels non pas comme des stocks infinis de ressource, mais plutôt comme des communs, avec lesquels chacun détient un lien d’attachement.» Cette compréhension mêlant environnement et politique sociale lui vient de son parcours universitaire.
Après des études de philosophie où elle s’intéresse à l’écologie politique, elle réalise un doctorat en sociologie politique environnementale. Elle met néanmoins un point d’honneur à s’ancrer dans la réalité. À 24 ans, elle quitte ainsi Villeneuve-d’Ascq, sa ville natale, pour se retrouver en stage à l’Assemblée nationale à Paris. Nucléaire, bioéthique ou virus H1N1, elle est rapidement embarquée au cœur des systèmes de délibérations parlementaires. «J’y ai appris tant à observer qu’à mettre la main à la pâte.»
Une thèse en immersion
Sa soif d’expériences concrètes la mène à réaliser une thèse entre 2009 et 2015 en immersion à l’Université populaire et citoyenne de Roubaix. S’inspirant d’un cadre théorique issu du monde anglo-saxon et des manifestations de Love Canal – une banlieue new-yorkaise théâtre à la fin des années 1970 d’une importante catastrophe environnementale impliquant un enfouissement de déchets toxiques –, elle étudie les mobilisations sociales autour des crises environnementales et climatiques.
«J’ai commencé à m’intéresser à la justice environnementale lorsque ce n’était pas encore un sujet en France, expose-t-elle. Ce courant considère que nous ne sommes pas tous égaux face aux conséquences du dérèglement climatique et de la destruction de l’environnement.»
Son univers
Un lieu
«Le refuge de Bonavau, dans les hauteurs de Champéry (VS). On peut y observer la géologie des lieux.»
Une lecture
«Mémoires terrestres, de Vandana Shiva. Cette auteure est une grande inspiration pour les mobilisations environnementales.»
Une activité
«Marcher. J’ai dû plaisir à le faire, peu importe le lieu.»
Un plat
«La carbonade flamande. Un mets qui vient du nord de la France et que j’adore cuisiner.»
La Suisse en point de chute
En 2016, elle jette l’ancre en Suisse. «Ça a été pour moi une vraie découverte sensible et culturelle.» Tant le lac et les montagnes que la notion du temps lui apparaissent comme des nouveautés à découvrir. Elle pose d’abord ses valises à la faculté des géosciences et de l’environnement de l’Université de Lausanne, où elle réalise un postdoctorat en humanités environnementales. Un paradigme qui «demande de rester humble et de prendre le temps tant de comprendre l’influence des transformations de la nature sur les rapports sociaux et politiques que de saisir le point de vue situé de chaque acteur selon son contexte».
Fidèle à cet engagement, elle s’installe à Lausanne puis à Aigle (VD), et la Suisse devient son chez-soi: «Il fallait que j’éprouve les lieux physiquement.» Parmi ses collègues figure alors la philosophe et économiste Sophie Swaton. En 2017, celle-ci crée la Fondation Zoein, d’abord en Suisse, puis en France en 2019, autour de la promotion du revenu de transition écologique. Recrutée par la suite, Caroline Lejeune en deviendra la directrice en octobre 2023.
Racines industrielles
Lorsqu’on lui demande d’où lui vient son intérêt pour les inégalités environnementales, elle aborde la question comme elle le ferait pour un lieu: elle cherche dans le passé. Le sien a pour décor la région lilloise. Ayant subi de nombreuses transformations en raison de son développement industriel, ce territoire a façonné son histoire personnelle. «Cela m’a amené à me soucier de l’impact des activités économiques dans les lieux que j’habite.»
La justice environnementale considère que nous ne sommes pas tous égaux face aux conséquences du dérèglement climatique.
Depuis quelques mois, la quadragénaire coordonne, au sein de la Fondation Zoein, un programme de recherche dirigé par le philosophe Dominique Bourg sur les droits de la nature. «Ce mouvement est né autour de l’idée de donner une personnalité juridique à des éléments naturels.» Dans quel but? «Cela permet de reconnaître les entités naturelles comme des sujets et non comme des objets, explique Caroline Lejeune. Et d’y attacher un principe de responsabilité et des formes de gouvernance qui engagent les communautés humaines à protéger leur environnement et leur santé.»
Depuis novembre 2024, la Fondation Zoein soutient aussi la réalisation d’un diagnostic biorégional du Grand Genève, réalisé par un collectif nommé Hydromondes et soutenu par l’espace d’art Utopiana et le service cantonal genevois des eaux. Une démarche mêlant ancrage artistique et institutionnel, chère au cœur de celle qui aime se jouer des frontières.
+ D’infos zoein.org
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