Sur les traces des castors, véritables ingénieurs de nos cours d’eau
À Palézieux (VD), à la limite du canton de Fribourg, sur les bords d’un affluent de la Broye, Sandrine Wider et Vincent Grognuz observent attentivement un tronc d’arbre abattu. Le bois est creusé comme s’il avait été patiemment taillé. De plus près, on voit de légers sillons qui le parcourent de haut en bas. «Marqué par des dents de castor», signale la biologiste. «On se trouve dans un réfectoire, ajoute son collègue en désignant une demi-douzaine de branches prises dans les roches de la rivière. Ils viennent manger ici.» Toutes ces broutures possèdent les mêmes cicatrices de gouge. Une fois que l’on sait les reconnaître, les indices de la présence de ces rongeurs sont faciles à repérer. Une aubaine pour les centaines de naturalistes et de bénévoles qui suivent leurs traces depuis le début de l’hiver, afin d’effectuer le recensement national.
«Nous n’avons pas encore croisé de barrage, poursuit Vincent Grognuz. Mais ça ne saurait tarder.» Après seulement quelques minutes de marche, nous voyons le premier. Niché dans un bras de rivière presque vidé de son eau, il est probablement abandonné, estiment les deux coordinateurs. Heureusement, une centaine de mètres plus loin, trois autres se succèdent. Quelques branches grignotées récemment indiquent que ceux-ci sont régulièrement entretenus. Impressionnants amoncellements de bois d’apparence chaotique, ces constructions sont capables de bloquer une surprenante quantité d’eau.
Architectes de la nature
En amont, l’affluent s’élargit, donnant naissance à de petits étangs qui accueillent de la vie, comme en témoigne une colonie de plantes vertes drapant le flanc de l’un d’eux. En aval, un fil d’eau continue son cours. Ces barrages protègent les castors. Dans les profondeurs du bassin d’accumulation se trouve l’entrée cachée de leur terrier. Ils y vivent généralement en famille, et les territoires se transmettent de génération en génération. Aussi, certains de ces ouvrages ont-ils plusieurs années. «Peut-être même plus de dix ans», selon le biologiste.
Les édifices de ces ingénieurs sauvages laissent des traces dans la nature, souvent au grand dam des agriculteurs. Peu sensibles aux dérangements, les rongeurs n’hésitent pas à s’installer à proximité des exploitations. «Ils étaient chassés à l’époque parce que les barrages bloquent le drainage des champs, ajoute Vincent Grognuz. Mais pas seulement: on en avait aussi après sa viande et son castoréum, une substance utilisée en parfumerie. L’animal a disparu de nos écosystèmes vers le début du XXe siècle.»
Mais il a été réintroduit rapidement, importé du sud de la France. «À Genève en premier lieu, par un groupe d’amateurs dont Robert Hainard, fameux sculpteur et naturaliste», précise Sandrine Wider. Dès leur retour, les castors ont su trouver leur place. Ils n’ont pas véritablement de prédateur autre que le loup, mais il arrive qu’ils se battent entre eux pour des questions de territoire. Le dernier recensement national, il y a treize ans, faisait état de plus de 1600 individus. Et ils étaient 3500 en 2019, selon une estimation faite sur la base de différents monitorages.
Une réponse douce au lieu de tirs
Le rongeur apprécie les bois tendres, tels le pommier et l’abricotier, ce qui pose problème notamment dans les vergers valaisans, parmi les plus touchés. En tant qu’animal nocturne, il est peu dérangé par l’activité humaine et se sent facilement en sécurité. Une famille installée sur un territoire est donc difficile à déloger. Bien qu’il existe une base légale pour tirer un castor s’il fait suffisamment de dégâts, ce n’est encore officiellement jamais arrivé en Suisse. Les exploitants utilisent des treillis pour protéger leurs cultures, une solution pacifique et efficace.
Un suivi minutieux
Depuis le mois de décembre, les cours d’eau sont passés au peigne fin. L’Office fédéral de l’environnement a mandaté cette étude afin de mieux comprendre comment le rongeur et son ingénierie influent sur notre écosystème. «Il y a eu des monitorages cantonaux depuis 2008, mais l’avantage de le faire à l’échelle nationale est d’avoir un protocole unique pour toute la Suisse», explique Sandrine Wider. Cela permet non seulement de se faire une idée du nombre d’individus dans le pays et de répertorier leurs barrages, mais aussi de délimiter les territoires habités.
Dans le canton de Fribourg, ce travail est réalisé par 60 bénévoles, principalement des étudiants en sciences naturelles de l’université, auxquels s’ajoutent quelques amateurs. Ils ont été formés par les deux coordinateurs. Chacun est envoyé dans une zone prédéfinie parmi 200 secteurs. Carte en main, ils notent à l’aide d’un code précis tous les indices qu’ils observent, et prennent des échantillons d’eau en amont et en aval de chaque édifice (lire l’interview ci-dessous). Sandrine Wider et Vincent Grognuz s’occupent de compiler les données récoltées qui seront envoyées ensuite au Centre suisse de cartographie de la faune. Le recensement finira à la fin de ce mois. Quant aux résultats, il faudra attendre l’an prochain pour les découvrir, mais selon les sondages déjà effectués, il semblerait que nos populations de castors se portent plutôt bien.
Questions à Valentin Moser, doctorant au WSL pour l’initiative de recherche Blue Green Biodiversity
Comment les castors influent-ils sur la biodiversité?
Ils laissent de nombreuses traces liées à leurs constructions, comme
les bassins ou les huttes, ou à leur alimentation, tels les arbres abattus. Chacune ajoute un élément structurel au biotope, qui devient plus riche en microsites, créant des habitats pour d’autres organismes. Le barrage est un bon exemple: le cours d’eau est ralenti, ce qui permet à certains planctons de survivre alors qu’ils ne pourraient pas évoluer dans des courants forts.
Est-ce que ces barrages ont un effet sur la qualité de l’eau?
Nous ne le savons pas pour le moment. Nous avons prélevé des échantillons sur nos sites, mais n’avons pas encore les résultats. La littérature scientifique indique qu’ils amassent des sédiments dans lesquels les polluants sont piégés; ceux-ci peuvent ensuite être décomposés par des micro-organismes; les constructions de castors servent de stations d’épuration naturelles et contribuent à maintenir nos rivières plus propres. Nous espérons en savoir plus à ce sujet d’ici quelques années.
+ d’infos
www.wsl.ch/castors
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