«Quand on part à l'affût, rien n'est donné d'avance, rien ne nous est dû»
Après un long tournage au Tibet pour La panthère des neiges, vous voilà de retour dans les Vosges, une région qui vous est familière. Un véritable grand écart géographique. Pourquoi ce retour aux sources?
Je n’ai jamais vraiment quitté les Vosges, au sens où cette région a toujours constitué mon camp de base. Depuis l’âge de 10 ans, je n’ai jamais cessé de faire des affûts autour de chez moi, de filmer et photographier mes forêts. J’ai accumulé une quantité impressionnante de rushs, que j’ai voulu transformer en un film. Après La panthère des neiges, il m’importait de montrer qu’il n’est pas nécessaire de se rendre à l’autre bout du monde pour vivre des émotions intenses, des rencontres très fortes avec le vivant.
Le monde vous a connu d’abord comme photographe animalier. Quelle est la force du cinéma, en tant que vecteur d’expression, par rapport à la photographie?
Le film permet à mon sens d’aller plus loin dans la volonté de partage avec le public. Le son décuple l’expérience d’immersion – la dimension sonore est d’ailleurs au cœur de mon long métrage, qui s’appelle précisément Le chant des forêts. Le public entend ce que j’entends pendant l’affût: la voix du monde sauvage. Et puis, le film me permet d’imposer un rythme, celui de la lenteur, de la contemplation. J’emmène le spectateur et le temps d’une heure, je ne le lâche plus.
Le chant des forêts donne la parole à votre père et votre fils. Que vouliez-vous montrer au travers de ces deux générations mises en dialogue?
Il y a une réflexion autour de l’héritage. J’avais envie de rendre hommage à mon père. Quant à mon fils Simon, il amène avec lui une fraîcheur, une insouciance… Du haut de ses 12 ans, il se fait en quelque sorte le miroir des jeunes de son âge, que j’avais aussi envie de toucher à travers mes images. Je voulais capturer l’émerveillement dans le regard de Simon, afin qu’il serve d’exemple à tous, y compris aux adultes. Le monde moderne a quelque peu fracassé cette capacité innée en nous à s’émerveiller. Je souhaite à mon film de réveiller ce sentiment enfoui.
Au cœur des Vosges
Avec Le chant des forêts, Vincent Munier signe une fresque naturaliste tournée au cœur de ses Vosges natales. Sur les sentiers forestiers, il emmène son jeune fils Simon, ainsi que son père Michel, spécialiste du grand tétras, oiseau rare emblématique de la région. Le récit livre une réflexion sur le savoir en héritage, et met en scène des regards croisés sur le monde sauvage. Une méditation délicate sur les générations qui se succèdent, ce qui reste et ce qui est voué à disparaître.
Vous adoptez la posture du photographe animalier jusqu’au bout, invisible aux yeux du monde sauvage et à ceux du petit écosystème humain que vous observez. Quelles similitudes entre ces deux univers?
Dans les deux cas, la spontanéité est au cœur de la démarche. L’environnement dicte ses conditions au film, et non l’inverse. Lors des scènes entre mon père et mon fils, je laissais la caméra tourner, parfois longtemps, pour cueillir des moments au vol. Il y avait des intentions de mise en scène, une direction générale, mais aucune volonté de suivre un scénario rigide. On retrouve cette même incertitude à chaque immersion dans le monde sauvage: impossible de prévoir ce qu’on y verra. Le grand tétras est une figure centrale du film, alors que nous n’étions même pas certains de réussir à le capturer en photo ou en vidéo.
Cette immersion dans le monde sauvage présuppose l’attente. Comment vit-on cette immobilité?
Ce n’est pas toujours facile. Il y a l’inconfort, le doute, parfois l’ennui… Mais ce que j’aime dans cette activité, c’est justement l’effort à fournir. Dans une société où tout s’achète avec un peu d’argent, c’est grisant d’être rappelé à une réalité qui n’obéit pas à cette règle. Quand on part à l’affût, rien n’est donné d’avance, rien ne nous est dû. C’est précisément ça qui permet de vivre des instants de grâce, d’une profondeur infinie. De faire des rencontres bouleversantes, même mystiques.
La disparition du grand tétras constitue le fil rouge du film. On y sent le deuil que cela représente pour votre père en particulier. Pourtant vous n’en avez pas fait un film désespéré ni moralisateur…
Je pense que dès le moment où on verse dans le pathos ou dans le nihilisme, on n’est plus dans l’action. C’est en insufflant l’amour du vivant que l’on peut espérer changer les consciences. Dans Le chant des forêts, j’évoque la disparition de mon père en même temps que celle du grand tétras. Je trouve qu’il y a un message lumineux à en tirer: tout est renouvellement, la mort participe à une éternelle renaissance. Mon père s’en ira, mais son savoir survivra et nourrira de nouvelles expériences. Le grand tétras a maintenant disparu des Vosges, mais il nous a enseigné beaucoup avant de s’effacer. C’est un oiseau exigeant, qui a besoin d’arbres variés, de vastes clairières. Là où il vivait on trouvait toujours les coins de forêt les plus vivants, les plus luxuriants. Il nous a appris ce que c’est qu’une vraie forêt.
En Suisse, certains espaces sont protégés pour essayer de sauvegarder l’espèce. Comment se fait-il qu’on trouve encore des grands tétras dans le Haut Jura, alors que cet oiseau a disparu des Vosges?
Parce que le coupable de sa disparition est le réchauffement climatique et que le Jura est un massif un peu plus élevé que les Vosges. Par conséquent, les hivers y sont plus rigoureux que chez nous. Mais là aussi, la population de grand tétras est en chute libre. On constate que sa zone de répartition monte toujours plus haut vers le nord, à l’instar d’une foule d’autres espèces.
«On est dans ce qui s’en va.» Le film se conclut sur cette formule. Le métier de photographe permet-il d’apprivoiser le caractère éphémère de toute chose, y compris de sa propre vie?
Absolument. Quand on est confronté à la disparition d’espèces vivantes, c’est un deuil qui arrive, la tristesse est profonde. Mais le monde sauvage nous rappelle en permanence que la mort fait partie de la vie, qu’elle anime la vie. L’enjeu de notre temps est d’arriver à renouer avec l’empathie pour le vivant. Quelque chose me dit que si on parvient à instaurer une harmonie avec le monde sauvage, on sera probablement un peu meilleurs entre nous aussi. Mon film est une invitation à avancer sur ce chemin.
Bio express
Le photographe animalier français est spécialisé dans la faune sauvage. Très tôt initié à la nature par son père, il développe un style minimaliste marqué par la neige, la brume et le silence. En 2021, il coréalise La Panthère des neiges, adapté de l’ouvrage de Sylvain Tesson, qui est couronné par un César du meilleur documentaire.
