«L'humain n'a pas encore compris que sa santé dépend de celle
de la nature»

Dans son dernier ouvrage "Nature et préjugés", le microbiologiste Marc-André Selosse décrypte les idées reçues qui empêchent nos sociétés de comprendre leur environnement. Il appelle à mieux former les jeunes, pour éviter une sixième extinction de masse.
12 mars 2025 Lila Erard
©Quentin Houdas/Leextra via opale.photo

Parmi les idées reçues que vous disqualifiez apparaît celle que, dans la nature, les déchets sont forcément néfastes. Pourquoi est-ce faux?

Parce que tous les êtres vivants en génèrent et en libèrent dans leur milieu, que ce soient les feuilles mortes des arbres, des gaz comme le CO2 ou encore des cadavres d’animaux, avec des impacts plus ou moins positifs sur leur milieu. Les humains, eux, produisent des substances nuisibles évidentes, comme les microplastiques qui s’accumulent de façon problématique en raison de notre évolution culturelle foisonnante. Mais nous engendrons aussi des déchets organiques précieux, que nous ne recyclons pas assez.

Lesquels par exemple?

Je pense principalement à notre urine, grâce à laquelle chacun d’entre nous produit environ 4,5 kg d’azote et 0,5 kg de phosphore par année. À l’échelle globale, elle contient le quart des besoins totaux de fertilisants de l’agriculture. Nous sommes de vrais fabricants d’engrais! Pourtant, nous gaspillons cette ressource dans les stations d’épuration et nous utilisons des engrais minéraux dans les champs, qui demandent beaucoup d’énergie pour leur production et leur transport, contribuant ainsi aux émissions de gaz à effet de serre. De plus, comme ces produits doivent être appliqués en grande quantité pour être opérants, ils sont mal retenus par les sols. Ils fuitent alors dans les eaux douces, conduisant entre autres à des proliférations toxiques d’algues en Bretagne, mais également dans le Léman.

En tant que spécialiste de la microbiologie des sols, voyez-vous d’autres impacts négatifs à cet usage des engrais?

Dans notre écosystème, les plantes délèguent à des champignons la tâche d’aller chercher des nutriments dans le sol, en échange de quoi elles les nourrissent en sucre issu de la photosynthèse. Pour préserver ces végétaux qui les font vivre, ceux-ci les protègent des maladies. Cette relation, appelée mycorhize, bénéficie aux deux organismes. Mais à partir du moment où l’on nourrit la plante de trop d’engrais, elle n’a plus besoin de champignon et devient vulnérable. Par conséquent, il faudra appliquer davantage de pesticides.

Bio express

Professeur du Muséum d’histoire naturelle, à Paris, ce chercheur et vulgarisateur français s’intéresse à la microbiologie des sols, la botanique et la mycologie. Marc-André Selosse est également président de la fédération BioGée qui réunit des académies et sociétés scientifiques pour remettre la biologie au cœur des questions sociétales, notamment grâce à l’enseignement.

Est-ce à dire que nous rompons les symbioses naturelles?

Nous mettons les végétaux sous perfusion, plutôt que de laisser le sol jouer son rôle, fruit d’une évolution millénaire. C’est un autre exemple de fausse bonne idée. Toutefois, je ne pense pas qu’il faille totalement supprimer les engrais de synthèse: ils ne doivent simplement plus être la colonne vertébrale de la fertilisation.

Aujourd’hui, comment vont nos sols?

Dans les endroits bétonnés comme en ville, ils sont morts. En zone agricole, on constate un écroulement de la quantité de biomasse vivante, mais la réduction est moindre en matière de diversité d’espèces présentes. La sixième extinction de masse a commencé, mais lentement. Cela signifie que tous les ingrédients sont encore là et qu’il y a encore de l’espoir si l’on change nos pratiques. Dans ce cas, on estime qu’il faudra entre deux et dix ans pour obtenir une amélioration du fonctionnement de cet habitat.

Comment s’y prendre?

Il est nécessaire d’arrêter le labour des terres, qui provoque l’érosion des sols, perturbe la biodiversité et détruit la matière organique. Cela est déjà le cas sur 60% de la surface agricole brésilienne et 34% de celle d’Amérique du Nord, contre seulement 5,2% en Europe. Ainsi, nos sols agricoles ont perdu 50% de leur matière organique depuis les années 1950. Une agriculture de conservation, favorisant la couverture permanente des sols non labourés, est nécessaire. En Suisse, un nombre croissant d’agriculteurs adoptent ces méthodes, non pas par militantisme mais pour leurs réels bénéfices.

Au-delà de l’agriculture, comment faire pour encourager cette connexion avec le vivant?

La formation des jeunes aux sciences de l’environnement est essentielle, et ce dès le plus jeune âge. Mais cela ne doit pas se cantonner aux cours de biologie. La philosophie, l’économie et les sciences sociales doivent être mobilisées pour comprendre la complexité de notre rapport à l’environnement, qui implique des acteurs divers. Nous devons faire comprendre aux générations futures que ce qui est primordial, ce n’est pas d’écrire ou de compter, mais de respirer et se nourrir sainement. Aujourd’hui, un mouvement se met en marche: l’heure n’est pas encore à l’optimisme, mais à l’action.

Quel préjugé principal entrave cette action?

Il est impossible de classer ces préjugés par ordre d’importance, car il s’agit d’un réseau d’incompréhension global. Mais le plus dangereux est celui de croire que les sociétés humaines sont autonomes, indépendamment de l’environnement dans lesquelles elles se déploient. C’est faux. Nous sommes pétris et pénétrés de nature, car nous dépendons de ce que nous mangeons et de notre microbiote. La santé humaine et celle de la planète sont indissociables.

Conférence à Fribourg

Comment retrouver la place de l’humanité dans le monde naturel? Telle sera la thématique de la conférence que donnera Marc-André Selosse, le 19 mars à 20h, au Jardin botanique de l’Université de Fribourg. Il y présentera son dernier livre « Nature et préjugés », paru il y a un an, qui explore l’intelligence des plantes, les interactions entre espèces ou encore les séductions animales, pour illustrer la complexité du vivant et déjouer ses mythes.

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