Terroir
Le cardon pousse aussi dans le canton de Vaud

C’est une tradition familiale, presque exotique outre-Versoix: les Cuendet cultivent l’emblématique légume genevois à Bremblens (VD) depuis trois générations. À déguster avec délectation au réveillon.

Le cardon pousse aussi dans le canton de Vaud

Ils font partie des dernières présences fantomatiques à hanter la campagne, par ces journées enneigées et glaciales de décembre. Passé quelques lignes de choux plumes et autres choux palmiers, on débouche dans un champ étrangement bosselé, comme si des congères géantes s’étendaient sur toute sa longueur. À mesure qu’on approche, quelques plaques noires se dessinent sous la couche de neige fraîche. «Dès novembre, on a recouvert toutes les lignes de voiles agril opaques et là, on va en rajouter deux couches supplémentaires en fin de journée», indique Mathieu Cuendet, en ce matin frissonnant où la météo annonce de fortes gelées.

À Bremblens (VD), ce mystérieux champ en noir et blanc recèle des cardons. Oui, Cynara cardunculus, l’étendard gourmand genevois, est bel et bien implanté ici depuis trois générations. «Mon grand-père est un des premiers maraîchers vaudois et un des rares à en avoir planté, et on en mange chaque année pendant les fêtes, se souvient Mathieu Cuendet. C’est LE légume de Noël par excellence.»

 

Une culture simple et rustique

Le principe de cet emballage façon Christo bucolique? Protéger les plantes de la lumière afin de les blanchir, les attendrir. «En gros, il y a deux écoles, explique le maraîcher. On peut prélever chaque pied avec sa motte de terre en fin de cycle, puis les placer en cave sur des pallox, à la manière d’endives géantes durant plusieurs semaines, explique-t-il. L’autre option est de les laisser blanchir sur place, après avoir attaché chaque pied à l’aide d’une pince géante – la végétation reste spectaculaire, haute de près d’un mètre et hérissée de piquants, même en plein hiver.»

Pour avoir pratiqué les deux variantes, les frères Cuendet ont opté pour la seconde, plus simple, moins lourde et moins gourmande en espace: «Cela implique juste de bien les protéger du gel.»

Pour le reste, cette culture relativement simple et rustique est préservée des maladies et des prédateurs. «On met les plantons en terre début juin, sur des voiles d’amidon de maïs biodégradables, afin de limiter le désherbage. Ensuite, on peut quasiment les oublier jusqu’à la fin du cycle: aucun traitement, juste un peu d’arrosage, jusqu’à la menace des premières gelées.» Chaque plante est alors attachée en un gros bouquet, que l’on emballe aussi soigneusement qu’un futur cadeau de Noël. Quelques semaines de privation de lumière et les voilà joliment blanchis à temps pour le réveillon. «Le gros des ventes se fait en période de fêtes mais on les prélève à mesure et ils peuvent rester dans le champ jusqu’en mars», précise le maraîcher.

Mais au fait, quelle variété choisir? La plus connue, nommée cardon épineux argenté de Plainpalais, est apparemment aussi la plus redoutable. «On en cultive toujours plusieurs sortes, mais on a progressivement diminué les surfaces de cardons épineux. Ils sont nettement plus compliqués à préparer avec leurs épines redoutables et franchement, une fois cuisinés, on ne voit pas de différence par rapport à la version sans épines.»

 

La recette familiale

L’essentiel du travail se passe donc en cuisine: éliminer les feuilles restantes, les petits piquants plus ou moins nombreux selon le type de légume et tirer les fils éventuels. La recette familiale des Cuendet? Un gratin, avec une petite touche perso. «On épluche et on blanchit les cardons, à plusieurs reprises si on entend leur enlever toute amertume. Les côtes découpées en tronçons sont disposées dans un plat à gratin, additionnées d’une tombée de porto, de crème et de fromage avant d’être gratinées au four.» Petites astuces: se munir de gants et placer les légumes dans un bain d’eau citronnée à mesure qu’on les épluche.

D’autres recettes? Un des plats emblématiques de l’Hôtel de Ville de Crissier, associant la crème et la truffe noire. Plus popu, à la moëlle. Irrésistible ? En beignets à l’italienne, légèrement blanchis au préalable puis oints d’une pâte à frire légère. De quoi oublier les traditionnels gratins, non?

Texte(s): Véronique Zbinden
Photo(s): Thierry Porchet

Origine contestée

La nouvelle avait fait l’effet d’une petite bombe dans les milieux initiés. Fin 2020, une historienne remettait en question l’origine du cardon genevois, premier légume au bénéfice d’une AOP de Suisse (en 2003) et icône culinaire locale. On croyait le cardon épineux argenté arrivé dans les bagages des réfugiés huguenots à la fin du XVIIe siècle, voué à devenir un des produits phares du maraîchage local, grâce à ces mêmes réfugiés protestants. Faux, s’exclame l’historienne Isabelle Brunier: le cardon était déjà apprécié à Genève tout comme son cousin artichaut dès le XVIe siècle, voire plus tôt, comme en attestent des menus tirés des archives de familles genevoises. Quoi qu’il en soit, ce formidable légume, déjà apprécié des Romains, avait aussi laissé des traces dans les palafittes helvétiques. Une fois de plus, l’histoire gourmande est faite d’oublis et de réinventions.

Les producteurs: Marc-Etienne et Mathieu Cuendet

Marc-Etienne s’est formé à l’École d’horticulture de Lullier (GE) et Mathieu Cuendet s’est reconverti après être passé par la banque et l’événementiel. Ensemble, les deux frères ont repris, en 2016, le domaine du Pontau à Bremblens, qui compte quelque sept hectares dont une partie est louée. Ces terres sont cultivées en mode essentiellement bio, sans être toutefois labellisées. Chaque génération a diversifié la gamme, avec une curiosité et une audace réjouissantes, faisant éclater sur l’étal des myriades de couleurs, des blettes et betteraves aux brassicacées et autres cucurbitacées, soit plus de 300 variétés. Le marché à la ferme est désormais permanent (sauf le dimanche) depuis son succès flamboyant lors du confinement. Pour le reste, la famille Cuendet travaille uniquement en vente directe, entre paniers, marchés lausannois, quelques grossistes et restaurateurs, avec l’aide d’une quinzaine de collaborateurs.