Interview
«Anticiper de possibles coupures de courant est indispensable»

Un délestage de réseau impacterait fortement les exploitations, alerte Stéphane Genoud, spécialiste en gestion de l’énergie et agriculteur. On peut toutefois s’y préparer… et surtout, à moyen terme, l’éviter.

«Anticiper de possibles coupures de courant est indispensable»

Après s’être montrées très alarmistes quant à de possibles coupures d’électricité, les autorités se veulent plus rassurantes depuis quelques semaines. À quoi faut-il s’en tenir?
➤ Tout va dépendre du climat. On passera entre les gouttes si les températures sont aussi clémentes que l’hiver dernier; mais s’il s’avère rigoureux, la consommation accrue de gaz se reportera sur la disponibilité de l’électricité, et les délestages de réseau envisagés seront alors inévitables. Et en puisant dans les réserves de gaz constituées, on n’aura fait que reporter le problème à l’année prochaine, qui plus est avec des stocks encore plus bas. La guerre en Ukraine et l’arrêt des centrales nucléaires françaises jouent en outre un rôle conjoncturel, mais même si la situation s’améliorait sur ces deux points, le problème de notre dépendance énergétique à l’Europe ne serait pas pour autant réglé (ndlr: lire l’encadré).

Sans électricité, pas d’agriculture?
➤ La branche est devenue une grande consommatrice de courant, essentiellement pour l’outillage fixe – en premier lieu les installations de traite, d’extraction du fumier, de ventilation et d’aération des locaux d’élevage… L’électricité est tout simplement indispensable pour nourrir la population! Et comme nous ne disposons que de 50% d’autonomie alimentaire et que le problème énergétique concerne aujourd’hui toute l’Europe, les importations de denrées sont tout aussi susceptibles de souffrir de coupures ou de restrictions de courant à l’étranger.

Quel serait l’impact de coupures momentanées sur les exploitations suisses?
➤ L’enjeu le plus crucial, c’est la survie des animaux de rente. Une vache doit être traite, sans quoi sa santé se détériore très rapidement; une porcherie doit être ventilée pour éviter la concentration de méthane, qui peut monter à des niveaux très dangereux en quelques heures. Et interrompre la climatisation d’une halle d’élevage avicole, c’est condamner les volailles… Dans ces cas de figure, même un délestage de réseau de quatre heures peut avoir des conséquences graves.

Comment faire pour les éviter?
➤ Certaines tâches, telle l’extraction du fumier des écuries, peuvent être confiées, du moins provisoirement, à la force humaine. À condition de disposer de suffisamment de bras, ce qui sous-entend de faire appel à la collaboration entre agriculteurs et à la solidarité de tous, par exemple en pouvant compter sur des bénévoles. Mais si l’on pense à la filière laitière, revenir dans l’urgence à la traite manuelle est quasiment impensable, les hommes comme les bêtes n’y étant pas accoutumés – qui plus est lorsque les vaches sont habituées à être traites ad libitum par un robot. On pourrait éventuellement traire juste avant une coupure annoncée si elle est de quatre heures, mais s’il s’agit de huit heures ou pire, d’un black-out de plusieurs jours, c’est impossible.

En clair, il faut donc pouvoir produire l’électricité qui fait défaut sur le réseau…
➤ Exactement. Il y a a priori trois solutions, en fonction du nombre de bêtes, de la taille des installations et de la puissance nécessaire pour les faire tourner: s’équiper de machines à traire fonctionnant au diesel comme il en existe sur les alpages, d’une génératrice suffisamment puissante, ou d’un groupe électrogène qui peut être couplé à la prise de force d’un tracteur, à condition que celui-ci soit suffisamment puissant. Surtout pour une alimentation en continu, comme c’est le cas avec un robot de traite…

Et à ce prix, on peut passer à côté des conséquences les plus dommageables pour une exploitation?
➤ À condition de trouver le matériel nécessaire sur le marché, de disposer de fonds pour se le procurer, et ensuite de faire des réserves de diesel d’au moins une semaine pour alimenter machines et tracteurs, pour les déplacer d’un point de production à l’autre, assurer la mobilité des agriculteurs… Tout repose sur une anticipation minutieuse de la situation, et l’édifice entier demeure malgré tout très fragile.

Pour les tâches où la suppléance humaine est possible, vous évoquiez la mise en œuvre de la solidarité. Sur le modèle de ce qui s’est passé durant le Covid, avec des relais entre les offres de bénévoles et les besoins des paysans?
➤ Oui, ou encore la protection nocturne des troupeaux. C’est aussi une question humaine: seul, sans électricité et sans solution de secours, un agriculteur va se sentir soutenu si un volontaire lui fait économiser ne serait-ce qu’une heure de travail.

Ces mesures d’urgence ne traitent pas le problème à sa racine. La solution, c’est l’autonomie énergétique des domaines?
➤ Une autonomie à l’échelle régionale, avec des consortiums d’exploitants créés autour de la production d’énergie pour des zones définies, grâce à une mixité des moyens où photovoltaïque, biogaz et éolien sont conjugués, et aux mains des agriculteurs – y compris les éoliennes, qui seront certainement moins contestées si les paysans, ou les communes, en sont propriétaires. La distribution d’électricité doit être possible localement, pas en l’injectant dans le réseau global. Actuellement, produire du courant et le vendre au village voisin n’est pas possible ou grevé de réglementations qui compliquent ou interdisent la démarche.

Est-ce une transition réaliste en un laps de temps réduit?
➤ Je suis certain que les agriculteurs verront rapidement les avantages immédiats qu’ils peuvent en retirer, en termes pratiques et aussi comme source de revenu annexe bienvenue dans un secteur où les salaires sont notoirement bas. L’essentiel est de convaincre le politique qu’on est prêt et qu’on a besoin de ressources et d’un cadre réglementaire adéquat pour opérer ce changement. À partir de là, les installations de production vont pousser comme des champignons sur les exploitations!

Texte(s): Propos recueillis par Blaise Guignard 
Photo(s): Blaise Guignard

Bio express

Né en 1965, Stéphane Genoud a enchaîné un CFC d’électricien, un diplôme d’ingénieur HES, plusieurs licences et masters universitaires – dont l’un en énergie obtenu à l’EPFL – et un doctorat en économie de l’Université de Neuchâtel, consacré à la production d’électricité du point de vue du développement durable. Après avoir créé plusieurs sociétés actives dans ce domaine, il enseigne la gestion de l’énergie à la HES-SO de Sierre (VS) depuis 2014 – et y tient un blog hebdomadaire sur la pénurie d’énergie. En parallèle, il est agriculteur à Mission, dans le val d’Anniviers (VS), où il vit et élève en famille une vingtaine de vaches d’Hérens laitières.

Pourquoi est-on si dépendant?

Essentiellement à cause de l’absence de soutien efficace à la production d’énergie indigène dans les exploitations, répond Stéphane Genoud: «On a pris dix ans de retard dans le développement du photovoltaïque et du biogaz agricole, auxquels s’ajoute une planification énergétique territoriale peu en phase avec la réalité du terrain.» Se reposer sur l’idée qu’on pouvait de toute façon acheter de l’électricité à l’étranger a été funeste, estime-t-il. «Claquer la porte des négociations de l’accord-cadre avec l’UE était une mauvaise idée: en 2025, l’accord de fourniture d’énergie conclu avec l’Europe prendra fin, et on sera face au même problème que cette année. Le Conseil fédéral n’a vraisemblablement pas su anticiper la situation.»