«Il faut davantage considérer les risques à l’échelle d’une exploitation»
En quoi consiste ce nouvel outil et quel est son but?
Le développement de cette plateforme vise à ce que tout à chacun s’approprie la thématique de la gestion du risque. Via un questionnaire, qui passe en revue six thématiques – personnes, finances, marchés, gestion, environnement commercial et production –, l’agriculteur obtient des clés pour évaluer la situation, à l’échelle de son exploitation. Le principe est de réaliser en quelques heures, et depuis son ordinateur, un tour d’horizon des dangers existants et de les analyser. Cette conscientisation permet ensuite au paysan de prendre ses décisions en connaissance de cause. L’objectif de cet outil destiné à faciliter le pilotage des domaines, c’est d’identifier les situations problématiques et de les anticiper, mais aussi de développer chez les exploitants un nouvel état d’esprit, fondamental dans la conduite d’une entreprise toujours plus complexe, afin d’améliorer leur résilience.
Jusqu’à présent, il n’existait aucune plateforme de ce type dans notre pays. Comment expliquez-vous ce train de retard que nous semblons présenter en comparaison avec les États-Unis ou le Canada?
En Suisse, on a longtemps eu le sentiment que les paiements directs et la protection à la frontière constituaient un coussin de sécurité suffisamment épais et confortable pour épargner les exploitations des risques, notamment économiques, et offrir une forme de stabilité du revenu. En Amérique du Nord, les agriculteurs sont bien plus accoutumés à intégrer cette notion dans la gestion d’une ferme en raison de leur culture et d’un contexte politico-économique beaucoup plus libéralisé.
De quelle nature sont les dangers auxquels sont aujourd’hui confrontés les paysans?
On pense généralement au climat, à juste titre, car le paysan est aux prises avec les éléments naturels, qui influent directement sur le revenu: les épisodes de grêle, les gels tardifs et les inondations peuvent en effet avoir un impact sur le potentiel de production. Mais le risque humain est malheureusement encore largement sous-estimé.
Que se passe-t-il en cas d’accident? Comment réorganiser le domaine à la suite d’un bouleversement?
Les aspects physiques et psychiques sont trop peu pris en considération, alors que les machines se sont complexifiées, que la conduite d’exploitation est toujours plus exigeante, et que l’environnement de travail – relations avec les clients et les fournisseurs, contexte normatif – demande énormément de
savoir-faire. En outre, on voit également apparaître de nouveaux risques ces derniers temps, comme un approvisionnement énergétique incertain ou une indisponibilité des intrants.
Une profession exposée
L’outil développé par la HAFL s’inspire d’AgriBouclier, la plateforme de gestion des risques dont les Canadiens disposent depuis des années. «Les paysans sont souvent seuls à bord, avec beaucoup de responsabilités», explique Jean-Michel Couture, économiste agricole pour le groupe Ageco à Montréal. Les agriculteurs sont donc plus vulnérables. «Leur bon sens
et leur approche parfois «artisanale» de l’entreprenariat a ses limites», poursuit l’expert. D’où l’importance de les aider. «On les incite à décrire à l’écrit un protocole de soins
au bétail quotidien, dans le cas d’un pépin physique. C’est souvent le premier risque qu’on peut gérer. Il faut absolument professionnaliser les processus, car le métier se complexifie.»
+ d’infos
www.myagrishield.ca
La solution que vous proposez se base sur le principe de l’auto-évaluation et fait appel aux perceptions de l’utilisateur. Cela garantit-il vraiment d’obtenir des résultats tangibles?
Oui, bien sûr, et c’est d’ailleurs là sa grande force. Le but de la démarche n’est pas un comparatif de situations, où l’objectivité serait dès lors la règle. L’avantage de l’auto-analyse, c’est qu’elle permet d’intégrer le chef d’exploitation et sa propre perception du risque. Or, c’est sa vision qui compte avant toute chose, puisque c’est lui qui sera amené à prendre les décisions.
À qui s’adresse cet outil particulièrement?
Il est en libre-service, donc disponible en tout temps, via un fichier Excel accessible sur internet. Une plateforme plus ergonomique et conviviale sera, à terme, développée. On peut réaliser l’analyse seul, ou
accompagné par un vulgarisateur. L’outil se veut adapté à tous les types d’agriculteurs, des petits porteurs de projets permacoles aux entrepreneurs confirmés et diversifiés. L’analyse de la gestion des risques ne nécessite pas de comptabilité élaborée et peut s’avérer pertinente même dans un business plan!
Est-ce que le politique ne devrait pas davantage se saisir de cette problématique, dans la mesure où il s’agit finalement de préserver un capital de production alimentaire indigène?
Force est de constater qu’à part l’assurance grêle – qui se contracte sur une base privée – il n’existe pas d’outils étatiques qui visent à minimiser le risque en agriculture actuellement. Or, la crise du Covid 19 ou
la guerre en Ukraine sont des exemples de bouleversements qui entraînent des risques récurrents sur de nombreux domaines. D’où l’importance, à mon avis, de mener une réflexion concertée autour de cette thématique dans le cadre de la politique agricole. Notre système n’est pas si stable et des éléments perturbateurs comme les changements climatiques, le prix des engrais ou la hausse des taux hypothécaires peuvent mettre en danger non seulement des exploitations mais également l’entier d’une filière – je pense, par exemple, à celle du porc. Ce contexte plus volatile constitue un nouveau challenge pour la branche et il faut changer de paradigme, globalement et individuellement, en prenant davantage en considération les risques!
Bio express
Âgé de 39 ans, Martin Pidoux enseigne depuis 2014 la politique et les marchés agricoles
à la Haute École des sciences agronomiques, forestières et alimentaires HAFL de Zollikofen (BE). Auparavant, il a travaillé dans le secteur production végétale de l’Office fédéral de l’agriculture et été responsable de l’économie rurale à l’Union suisse des paysans. Ce Romontois, père de deux enfants, a aussi repris, en association avec un autre paysan, la ferme familiale de Lucens (VD).
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