À Aarberg, les betteraves suisses se transforment en éthanol
Le ballet des livraisons des betteraves sucrières est terminé depuis quelques semaines à Aarberg, mais l’activité de l’usine bernoise n’a pas cessé pour autant. À l’ombre des immenses silos, des employés s’activent encore 24 heures sur 24, dans un nouveau local.
C’est ici qu’Alcosuisse a installé sa colonne de distillation dans un seul but: pouvoir créer de l’éthanol, issu de racines suisses. «Il y a quinze ans, on en fabriquait dans le pays, à base des lavures de bois d’une scierie de Luterbach (SO), rappelle Claude Steulet, responsable des ventes chez Alcosuisse. Il était destiné aux entreprises pharmaceutiques et cosmétiques. La production a été stoppée en 2008. L’alcool utilisé depuis était importé par notre entreprise.»
Pureté recherchée
La mélasse est brassée avec de l’eau et des levures, avant de fermenter au chaud dans des cuves de 9000 litres. Chaque jour, trois cycles de fermentation sont lancés. Quarante-huit heures plus tard, le liquide brunâtre est prêt à être distillé dans une structure gigantesque. Le mélange passe de tuyau en tuyau dans un alambic de dix colonnes, qui s’apparente à un labyrinthe complexe de métal et de robinets.
À la fin du processus, l’alcool est refroidi puis stocké à l’extérieur du bâtiment. Il sera ensuite acheminé par Alcosuisse vers l’un de ses deux sites, à Delémont (JU) et à Schachen (LU). Plus de 600 000 litres peuvent ainsi être produites chaque année à Aarberg, en moins de deux mois. C’est toutefois une goutte d’eau par rapport aux 500 000 hectolitres d’éthanol qu’Alcosuisse écoule par an auprès de ses quelque 2000 clients.
La loi modifiée?
Un spiritueux réalisé avec de l’alcool étranger peut-il arborer la croix blanche? Pour l’heure oui, mais Alcosuisse négocie dans le but de changer la loi. «L’alcool bénéficie d’un régime d’exception, explique Claude Steulet, responsable des ventes. Comme la fabrication d’éthanol a repris dans le pays, on estime que la législation devrait être modifiée en conséquence.» Actuellement, un produit est jugé helvétique si au moins 80% du poids des matières premières sont indigènes et si «l’étape de la transformation conférant à la denrée ses caractéristiques essentielles a eu lieu en Suisse».
Taux de pureté de 94%
Jusque-là, la mélasse de betteraves était vendue comme aliment pour le bétail ou comme additif pour des terreaux. «Ce processus est un nouveau débouché pour la sucrerie, qui est partenaire du projet», souligne Mirjam Salerno, de la communication de Sucre suisse. Baptisé CH11 – une dénomination indiquant son lieu de fabrication, la Confédération helvétique, et sa qualité – cette version se distingue de son pendant industriel par son taux de pureté qui dépasse les 94%.
Sous ce seuil, la production indigène sera écoulée comme alcool technique. Il a fallu trois ans de tests pour parvenir à élaborer une version aussi pure, répondant aux besoins spécifiques d’Alcosuisse et le faisant sortir du lot au niveau international du point de vue organoleptique. Cet ingrédient, par ailleurs indispensable aux désinfectants, était venu à manquer lors de la pandémie, la Suisse étant alors dépendante de l’étranger.
Part infime du marché
Actuellement, le CH11 sert à l’élaboration de spiritueux locaux (voir ci-dessous). Mais ces eaux-de-vie ne représentent qu’une infime partie des quantitées écoulées chaque année par Alcosuisse, entreprise centenaire appartenant désormais à la firme Thommen Furler: «97% de nos ventes sont réalisées auprès des entreprises pharmaceutiques, cosmétiques ou de grands groupes de créateurs de parfums ou d’arômes comme Firmenich ou Givaudan, détaille Claude Steulet.
Le secteur de l’alcool de bouche ne représente que 3% de nos activités mais est important à nos yeux.» La moitié des distillateurs qu’elle dessert sont d’ores et déjà conquis. «Les retours sur la qualité de CH11 sont bons, ajoute Claude Steulet. Le prix reste toutefois supérieur à l’alcool importé, ce qui en retient certains. D’autres attendant la mise sur le marché prochaine de notre éthanol bio.»
Alimenter la demande
Alcosuisse estime qu’elle est capable de proposer suffisamment de litres pour répondre aux besoins en alcool à boire du pays. L’entreprise milite pour que sa matière première soit mise en valeur dans la composition même des produits en quête de suissitude, le fameux swissness. «Il n’existe pas de dérogation comme c’est le cas pour le cacao, précise Florie Marion, responsable communication de l’Office fédéral de l’agriculture. Il y a un taux d’auto‑approvisionnement pour l’éthanol dans l’Ordonnance sur l’utilisation des indications de provenance pour les denrées alimentaires. Celui-ci est actuellement inférieur à 5%, ce qui veut dire que l’éthanol ne doit pas être pris en compte dans le calcul des 80% nécessaires pour prétendre à la swissness.»
Alcosuisse espère que ce régime d’exception soit bientôt levé (voir ci-dessous). En attendant, les producteurs recourant à ce nouvel alcool peuvent coller sur leurs bouteilles le label «Éthanol Suisse». Un moyen de se démarquer dès aujourd’hui de leurs concurrents.
3 questions à Claude-Alain Bugnon, de la distillerie La Clandestine à Couvet (NE)
D’où venait l’alcool avec lequel vous fabriquiez votre absinthe avant que la production suisse soit relancée?
Nous achetions notre éthanol à Alcosuisse, qui appartenait à la Confédération. C’était un monopole d’état. Puis la loi a changé. Alcosuisse est devenue une société privée, rendant possible l’importation de l’alcool. Comme la pandémie a montré les dangers de n’avoir qu’un seul fournisseur, depuis 2021, nous faisions aussi venir de l’éthanol de France.
Qu’est-ce que cet éthanol indigène a changé pour vous?
En 2022, nous avons fait des essais très intéressants avec celui-ci. Nous avons constaté une plus grande finesse dans le goût. Bien qu’il soit nettement plus cher à l’achat, nous avons décidé de l’utiliser dans nos absinthes destinées au marché intérieur. Pour nos exportations, nous recourons pour le moment à un alcool classique, meilleur marché.
Est-ce important de proposer un produit 100% helvétique?
Oui. Nous espérons que les consommateurs apprécient le fait que nous employons de l’éthanol et des plantes d’absinthe suisses, en soutien à notre agriculture.
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