L’architecte qui érige des temples au service des grands crus

Des vignobles de Narbonne à ceux de Napa Valley, Jean-Frédéric Luscher a dessiné certaines des plus belles caves du monde. Le Genevois est à l’origine de la Cité du Vin, qui prend actuellement corps à Rolle (VD).
6 avril 2023 Clément Grandjean
© Clément Grandjean
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La porte vitrée est ouverte. On entre de plain-pied dans un bureau lumineux meublé avec sobriété, linoléum rouge profond, maquettes en carton sur les étagères, au mur un tableau-texte de Rémy Zaugg ou la photographie d’une façade de Le Corbusier. Sur le vernis brillant de la grande table en bois, deux verres d’eau, une tasse de café, pas pour lui, il en a déjà trop bu ce matin.

Jean-Frédéric Luscher revient tout juste d’une visite sur le chantier qui occupe ses jours et une bonne partie de ses nuits depuis plusieurs années, celui de la Cité du Vin, nouveau site de vinification de la maison Schenk, à Rolle (VD). Lorsque l’architecte a arpenté pour la première fois le terrain, il a pris le temps de sentir la terre et la roche sous ses pieds, s’est fié à cet instinct qui le guide souvent, rien de métaphysique, mais quelque chose qui tient de l’intuition. Il a choisi l’emplacement de l’entrée principale de cette séquence de cinq bâtiments monumentaux, qui s’est avérée située pile sur un site paléolithique.

Une insatiable curiosité

Enfant, il se voyait archéologue ou artiste. Fils d’architecte, Jean-Frédéric Luscher grandit dans une famille où l’on parle patrimoine et urbanisme à tous les repas. De Porrentruy (JU), où il a passé son enfance, il part pour Lausanne et les bancs de l’EPFL, direction ensuite Bienne avant de s’installer à Bâle au début des années 1990, lorsqu’il est embauché par le prestigieux bureau Herzog & de Meuron.

Une cave, ce n’est pas une halle industrielle. C’est un lieu de travail avec les saisons, de vie et de poésie.

En tant que chef de projet puis associé, il participe à l’élaboration de quelques-uns des édifices qui assoiront la réputation internationale de l’agence. S’il ne fallait en citer qu’un, ce pourrait être le chai du vignoble californien Dominus, monolithe de basalte noir qui fait corps avec le terrain et éveille chez l’architecte une curiosité insatiable pour un monde viticole qui va devenir le fil rouge de sa carrière. «Le vin a le pouvoir de vous faire voyager dans le temps», confie-t-il. Et de raconter les crus de Christian Moueix, dont une seule gorgée le ramène vingt-cinq ans en arrière, à l’ombre du grand chêne sous lequel vignerons et artisans se retrouvaient à l’heure où le soleil frappait la Napa Valley.

Au contact des viticulteurs

Depuis, il a parcouru la planète, de la France à l’Afrique du Sud, afin de dessiner des caves et affiner son approche, devenant une référence absolue en la matière. Plus encore que le vin, il aime ceux qui le font. Il aime s’attabler avec eux autour de ces bouteilles qui renferment un peu de raisin et beaucoup de sueur, parler des saisons qui se suivent sans jamais se ressembler et comprendre ce qui se passe dans la tête de ces femmes et de ces hommes qui jouent à chaque vendange le succès de toute une année de labeur.

Son univers

Un livre

«L’Odyssée», d’Homère: «Le voyage de la vie, un classique parmi les classiques.»

Un morceau

«So what», de Miles Davis: «Pour l’équilibre entre le côté tonal répétitif et l’improvisation.»

Un lieu

Ici et maintenant: «Le lieu ne compte pas autant que ce qu’on y amène. Il faut être soi-même.»

Un vin

Un Dominus: «Pour les souvenirs et parce qu’il porte des valeurs.»

Sans doute reconnaît-il dans leur dévotion celle qui guide son crayon lorsqu’il fait naître du vide les lignes de ce qui sera une construction, parce qu’il travaille à la main, le plus souvent, comme une évidence qui survit à l’heure des images de synthèse. Ça ne l’empêche pas d’anticiper avec précision la manière dont les lumières et les proportions entreront en relation pour donner vie à son œuvre. «L’architecture de Jean-Frédéric ne se perçoit pas toujours à l’étape du plan, note Manuela Ruozzi, compagne, collègue et complice de toujours. Elle se dévoile lorsqu’elle se construit. Ce sont des choses parfois imperceptibles, la manière dont deux volumes se répondent ou dont l’air traverse le bâtiment…»

Équilibre et respect de la terre

Lorsque Jean-Frédéric Luscher quitte Herzog & de Meuron, le couple ouvre sa propre agence, un bureau à taille humaine qui choisit soigneusement ses projets et s’y consacre corps et âme. Il voyage toujours, souvent dans des régions viticoles. «Le vin, c’est la culture de l’homme. On faisait vraisemblablement pousser du raisin avant de domestiquer les céréales! Dessiner une cave, c’est s’interroger sur ce qu’est le vin aujourd’hui. Ce n’est pas une halle industrielle ou une usine, au contraire, c’est un lieu conçu pour l’humain. Un lieu de travail et de symbole.»

Avec les vignerons, l’architecte partage une certaine vision du monde, faite de simplicité et de respect pour la terre: «Pour eux, le lien au terroir précède l’idée même de marketing. Si vous faites un bon vin, peu importe la bouteille dans laquelle vous le présentez. Ils sont dans le juste, pas dans le flamboyant.» Chercher le juste, c’est un mot qui revient souvent lorsque Jean-Frédéric Luscher parle de son architecture, lui qui ne veut pas bâtir des châteaux, mais inventer des bâtiments qui incarnent un équilibre entre le lieu, la forme et la fonction. «Une architecture qui est juste, elle traverse le temps», dit-il, citant les proportions parfaites d’un site étrusque ou le placement d’un vieux mazot valaisan qui lui aura permis d’échapper aux avalanches.

Aux solutions technologiques, le Genevois préfère la simplicité. Ainsi ses chais utilisent-ils le relief naturel et la force de gravité de façon à conduire le raisin vers le pressoir, les cuves et les locaux de mise en bouteille. Côté matériaux, la pierre se marie au bois, l’argile au béton recyclé. Les façades de la Cité du Vin seront recouvertes de plaques de liège non traité qui s’anoblira avec les années, comme un grand cru dans sa barrique. L’architecte, lui, poursuivra sa quête de justesse, quelque part entre les ceps.

+ d’infos jfluscher.com

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