Interview
«Le réensauvagement de la nature est une réponse à la crise climatique»

Depuis plus de dix ans, plusieurs projets de réimplantation d’animaux sauvages sont menés en Europe afin de recréer des écosystèmes disparus. Un phénomène qu’étudie le doctorant Jean Bacchetta, notamment en Suisse.

«Le réensauvagement de la nature est une réponse à la crise climatique»

Depuis quand ce mouvement existe-t-il?
➤ Il a vu le jour aux États-Unis au début des années 1990, en réaction au déclin de la biodiversité et à la conscientisation de la crise climatique. L’un des pionniers était le militant écologiste David Foreman, qui a popularisé le terme rewilding en défendant la réintroduction d’espèces comme le loup. Vingt ans plus tard, cette politique s’est étendue à l’Europe, avec des enjeux sensiblement différents, puisque le territoire était beaucoup plus dense, construit et peuplé que celui des plaines américaines.

Quelle définition peut-on donner du réensauvagement?
➤ Il s’agit d’une approche de la conservation qui se concentre sur la restauration de processus naturels, notamment des réseaux trophiques, soit des chaînes alimentaires. Dans cette optique, réimplanter des animaux sauvages dans une région où ils avaient disparu est un moyen de retrouver des écosystèmes complets et vertueux. Au-delà de cette définition biologique, il peut aussi être considéré comme une idéologie, une manière de se reconnecter à l’environnement et de recréer un monde sauvage avec lequel l’humain peut coexister.

Aujourd’hui, on recense davantage de projets sur le continent européen qu’outre-Atlantique. Pourquoi?
➤ Principalement grâce à l’ONG Rewilding Europe, qui a été lancée en partie par le WWF Pays-Bas. Depuis 2010, dix zones font l’objet de projets pilotes dans une douzaine de pays. Par exemple, du bétail semi-sauvage comme le tauros a récemment été mis en liberté au Portugal. Cette espèce a été créée génétiquement pour se rapprocher de l’auroch, éteint au XVIIe siècle. D’autres opérations visent à améliorer les conditions de vie de la faune déjà existante, par exemple en aménageant des corridors dans les montagnes croates destinés aux ours bruns et aux lynx, ou en faisant des lâchers de cerfs et de daims de manière à favoriser les vautours, comme dans le massif des Rhodopes, en Bulgarie.

Votre thèse s’intéresse plus particulièrement à la réintroduction du bison d’Europe dans les Carpates du Sud, en Roumanie. En quoi cela consiste-t-il?
➤ Il y a 500 ans, il y avait entre 1000 et 2000 bovidés sur ce vaste territoire, avant qu’ils ne disparaissent en raison de la chasse. Depuis 2014, plusieurs lâchers ont eu lieu, pour atteindre une population d’environ 150 individus aujourd’hui. Cela est très bénéfique à la biodiversité, car ces grands herbivores broutent la végétation, notamment les ronces, ainsi que l’écorce des arbres, ce qui éclaircit les forêts et engendre des mosaïques de paysages. Ces niches écologiques variées facilitent l’apparition de certains végétaux et animaux, notamment le pic noir. Enfin, les bouses des bisons s’avèrent très fertiles et favorables aux insectes.

Y a-t-il aussi une volonté d’encourager le tourisme dans cette zone?
➤ Tout à fait. Adopter une logique économique est souvent indispensable pour que les gouvernements acceptent de tels projets. Des centres de tourisme et autres écocampings ont été mis sur pied, ce qui a créé des emplois dans cette région désertée par l’exode rural. Toutefois, cela n’est pas du goût de toutes les communautés, comme celle des chasseurs, qui a vu son aire de travail se réduire. Ma thèse vise à analyser le rapport entre humains et monde sauvage, d’un point de vue anthropologique.

Dans ce contexte, vous vous intéressez également à la Suisse. Le réensauvagement se développe-t-il dans le pays?
➤ Très peu pour le moment, alors même que le Parc national suisse a été un des premiers créés en Europe, en 1914. Quarante ans plus tard, des opérations de réintroduction du castor ont eu lieu à Genève, sans que le terme de réensauvagement ne soit employé. Depuis quelques années, des parcs à bisons ont vu le jour à Suchy (VD), dans le canton de Soleure et au Wildnispark de Zurich, mais les individus sont en semi-liberté. Le but est davantage de perpétuer la race en favorisant l’accouplement que de reconstituer un biotope.

Cela serait-il tout de même souhaitable en terres helvétiques, selon vous?
➤ Cela paraît compliqué, car la Suisse est un petit pays avec une population et des infrastructures très denses. Ces mammifères risqueraient, entre autres, d’aller brouter dans les champs alentour, ce qui générerait des conflits avec les paysans. Actuellement, on assiste tout de même à un réensauvagement passif avec la multiplication du loup, causant des débats clivants. Nous devons sortir de l’aspect émotionnel et nous interroger collectivement: jusqu’où sommes-nous prêts à faire des sacrifices et des compromis sur notre mode de vie pour retrouver une nature sauvage? Selon moi, une forme de cohabitation est possible. Les expériences à l’étranger doivent nous inspirer, tout en restant prudent, afin de ne pas encourager de dynamiques contre-productives, comme la réintroduction d’espèces invasives.

En quoi ce mouvement illustre-t-il un changement de paradigme important dans notre rapport à la nature?
➤ Dans cette optique, elle n’est plus uniquement considérée comme une ressource à exploiter, mais comme une entité extérieure à préserver pour lutter contre les dérèglements climatiques. Ainsi, le clivage nature-culture tend à disparaître au profit d’un tout harmonieux. À ce titre, le réensauvagement s’avère utile de deux manières: afin de recréer la biodiversité, mais aussi notre lien avec le vivant.

Texte(s): Propos recueillis par Lila Erard
Photo(s): Nicolas Righetti/Lundi 13

Bio express

Après des études en cinéma à la Haute école d’arts et de design de Genève, Jean Bacchetta fait un bachelor d’ethnologie puis un master en anthropologie à l’Université de Neuchâtel. En mars dernier, le doctorant de 31 ans a entamé une thèse sur le réensauvagement en tant que nouvelle politique et idéologie de conservation. Il étudie les projets de réintroduction et de dédomestication d’espèces animales dans le paysage européen, et prévoit de réaliser un documentaire sur cette thématique.

Une autre recherche lausannoise

Un projet en lien avec le réensauvagement est en cours à l’Université de Lausanne. Baptisé «Narrow», pour Narratives Restored Water, il a été lancé l’an dernier par plusieurs chercheurs, dont Gretchen Walters de l’Institut de géographie et durabilité. L’objectif: examiner la restauration de la biodiversité menée par les peuples autochtones et les communautés locales en Finlande et en Suède, et comprendre quelles sont les valeurs écologiques, culturelles, sociales et spirituelles qui les incitent à passer à l’action. Il sera aussi question d’évaluer l’impact concret de ces initiatives sur les émissions de gaz à effet de serre et le stockage de carbone.