Le temple où le feu sacré suspend le temps

Depuis un quart de siècle, le Schwytzois Andreas Reichlin sculpte le métal. Désirant réinventer la cuisson sur le feu, l'artiste de Immensee (SZ) a conçu la gamme de foyers Feuerring, avec succès. Des chefs étoilés n'hésitent pas à utiliser ses créations.
18 septembre 2025 Clément Grandjean/Feuerring
© Clément Grandjean
© Clément Grandjean
© Clément Grandjean
© Feuerring
© Clément Grandjean
© Feuerring
© Feuerring
© Feuerring

C’est un temple de bois et de rouille érigé sur la rive du lac de Zoug, une structure sobre et imposante à la fois. Pour seule vestale, un prêtre du métal tout de noir vêtu veille sur une haute flamme qui, de la vasque où elle prend forme, éclaire cette arche contemporaine.

Boucles en cascade, gilet de cuir, bagues à tous les doigts et regard d’acier bleui. «La simplicité est la sophistication suprême», disait Léonard de Vinci, et Andreas Reichlin est de ceux qui appliquent jusqu’au bout ce genre de principe.

Élégance brute

Le Schwytzois est un artiste, nulle figure de style ici, c’est un artiste au sens premier du terme, qui travaille l’acier comme peu d’autres à la recherche d’une beauté sobre et brute à la fois. L’histoire commence en 2005. Sur un de ces grands blocs de grès qui plongent dans les eaux calmes du lac, l’homme en noir installe son premier foyer.

Il a grandi ici, face à la silhouette imposante du Rigi, dans ce paysage vallonné où les orages ont la puissance d’un géant en colère. «D’aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours voulu être un artiste», note Andreas Reichlin, assis sur un cube d’acier fait d’une tôle pliée en trois, le regard perdu sur les flots gris.

Cuisiner sur le feu, c’est un acte qui provoque la rencontre, la discussion.

Formé à la sculpture sur bois, il explore les matériaux jusqu’à faire connaissance avec un acier qui ne le quittera plus et dont il tire des œuvres souvent monumentales, brutes et élégantes à la fois, déjà. L’œil pétillant, Andreas Reichlin saisit une longue bûche et s’approche d’une vasque.

Prend son élan. Frappe d’un coup assuré l’arête interne de métal. Le son s’élève, profond et riche, vibre à la fois sous nos pieds et dans l’air du matin, se met à osciller en vagues sans perdre de sa clarté.

Objet indestructible

Le premier Feuerring naît d’un désir de créer un objet et une sculpture de jardin qui permette de cuire les aliments de manière saine. «Sur un gril traditionnel, la graisse s’écoule sur les braises et forme des vapeurs néfastes. J’ai cherché un moyen de permettre une cuisson plus douce.»

Placé au ras du sol, le foyer qu’il développe dans son atelier est un hommage au feu des origines, une approche collective d’un acte quasi-sacré, un plaidoyer pour la sobriété et l’art de prendre le temps.

Monument protégé

«Luna», «Ovum», «Tulip», «D» ou «Luna Grande»: cinq gammes pour cinq silhouettes distinctes, une vingtaine de formats différents au total. La gamme de Feuerring s’est élargie au fil des ans. Le succès de l’objet a vite provoqué l’apparition de contrefaçons, malgré la protection de sa conception technique. Nourris de la conviction que le Feuerring peut devenir un classique du design, Beate et Andreas luttent pour le faire reconnaître comme tel. En 2022, le droit d’auteur est confirmé par le Tribunal fédéral. Depuis, le Feuerring est reconnu au même titre que la légendaire Lounge Chair de Ray et Charles Eames, que le fauteuil LC2 de Le Corbusier ou que le tabouret de bar de Max Bill.

«C’est un cercle, mais c’est aussi une portion de sphère», explique le quinquagénaire, qui saisit un bloc et un crayon à mine épaisse pour tracer la silhouette tant de fois travaillée. «Imagine une sphère d’acier. Maintenant coupe-la en deux au tiers de sa hauteur. C’est en procédant ainsi que j’ai pu dessiner une forme aussi équilibrée.»

Expérience archaïque et créative

Auréolé de plusieurs prix internationaux de design, parmi lesquels le prestigieux Red Dot Award, le Feuerring se décline en 20 formes et tailles, de 1 m à près de 3 m de large. Il est désormais fabriqué par une entreprise de Küssnacht et s’exporte dans le monde entier.

Il a un prix conséquent, qui s’explique par sa durabilité hors du commun: «C’est un objet qui nous survivra, assène Andreas Reichlin. À peu près indestructible, un «Luna Grande» peut être utilisé pendant un millénaire.

C’est pour cela que je demande toujours à voir des images de son futur emplacement avant d’en vendre un. En fait, c’est le jardin qui décide quel Feuerring est le plus adapté.»

Mille possibilités

Une odeur de fumée, le crépitement des bûches qui brûlent. Sur la corolle d’acier, Beate Hoyer, la compagne d’Andreas Reichlin, laisse tomber un filet d’huile, dispose des champignons et des poireaux qui cuiront lentement.

En partenariat avec des amis ou de grands chefs, nombreux à utiliser le Feuerring (lire l’encadré ci-dessous), le couple publie des livres de cuisine, sans jamais se lasser d’expérimenter les mille possibilités de cuisson qu’offre cette sculpture de métal – «on peut même cuire du pain à l’intérieur de la vasque», souffle-t-elle.

Expérience collective unique

«Cuisiner sur le feu, c’est un acte qui provoque la rencontre, la discussion, ajoute Andreas Reichlin. S’asseoir autour du cercle avec des amis, alimenter le brasier, voir la flamme qui s’élève, attendre le bon moment pour commencer à élaborer un plat, qu’il s’agisse d’une préparation simplissime ou d’un menu gastronomique, c’est une expérience collective unique, qui nous ramène à nos racines archaïques et favorise la créativité.»

Le lac de Zoug scintille sous un timide rayon de soleil. Sur la sculpture d’acier, le repas est prêt. Des peaux de moutons sur les tabourets de métal, des assiettes qui passent de mains en mains et, autour du cercle noirci par le feu, le temps s’arrête.

Des étoiles sur le Feuerring

Plusieurs chefs étoilés travaillent au quotidien sur les créations d’Andreas Reichlin. Le plus célèbre? Sans doute le «sorcier de l’Entlebuch», Stefan Wiesner, auréolé de 17 points au Gault&Millau et connu pour ses menus gastronomiques sauvages qui font la part belle aux produits récoltés dans les forêts de son fief lucernois. De la tourbe aux aiguilles d’arole, cet alchimiste moderne cuisine des ingrédients surprenants, le plus souvent à la flamme. Mais on peut aussi citer le Zurichois Chris Züger, ou encore la cheffe Rebecca Clopath qui exploite conjointement une ferme et un restaurant étoilé dans son village natal des Grisons.

Envie de partager cet article ?

Icône Boutique Icône Connexion