Enquête
Ces quatre fromages ont su profiter de leur appellation à l’étranger

Les appellations d’origine protégée (AOP) et les indications géographiques protégées (IGP) suisses ont 20 ans! Sur les trente-trois filières qui ont choisi cette voie, cinq se distinguent sur le marché des exportations. Elles ont su à la fois préserver leur patrimoine et répondre aux exigences d’un marché libéralisé.

Ces quatre fromages ont su profiter de leur appellation à l’étranger

Le fromage suisse, champion sur les marchés étrangers? La Confédération et le récent projet de la politique agricole 22+ citent régulièrement le secteur fromager comme un exemple – à suivre – de réussite des exportations, sur un marché libéralisé. Parmi les trois spécialités phares figurent l’emmentaler AOP, le gruyère AOP et l’appenzeller. Les appellations d’origine protégée (AOP) et les indications géographiques protégées (IGP) fêtent justement leur vingt ans d’existence (voir l’encadré ci-contre). C’est l’occasion de s’interroger sur l’impact de ces désignations sur les exportations.
Parmi les 33 produits enregistrés depuis 1997, cinq filières seulement ont vu leurs ventes à l’étranger augmenter. Les vingt-sept autres se concentrent sur le marché national. Parmi ces cinq, on compte quatre fromages (voir infographie ci-dessous) et la viande séchée des Grisons IGP. Le cas de cette spécialité carnée est particulier. Pour des raisons historiques, c’est la seule appellation qui peut transformer de la viande importée. Nous ne nous y attarderons pas. Les fromages, en revanche, jouent un rôle moteur. Bien qu’elles ne représentent que 44% de la production fromagère helvétique, ces spécialités AOP réalisent 51% des exportations. Qu’est-ce qui explique cette réussite? «Sans cette appellation, le gruyère n’existerait sans doute plus, lance Philippe Bardet, gérant de l’interprofession. Elle a permis d’ancrer et de sauvegarder son identité en Suisse, mais aussi à l’étranger. On s’y bat toujours, d’ailleurs, pour qu’elle ne soit pas galvaudée. Le gruyère AOP se vend aujourd’hui dans 65 pays. En Europe bien sûr, mais surtout sur le marché américain. L’appellation contribue à cette réussite, mais il ne faut pas oublier le travail qui avait déjà été réalisé par l’Union suisse du fromage cinquante ans avant.» L’exportation du gruyère vers l’étranger date du XVIIe siècle. Elle coïncide avec les premières mesures de protection de son identité. Peu d’autres fromages peuvent se targuer d’une telle histoire.

Investir pour réussir
La réussite internationale de la tête-de-moine AOP n’est pas si ancienne, mais elle fait aussi rêver. Malgré sa production relativement modeste en regard du gruyère, elle réalise deux tiers de son chiffre d’affaires annuel à l’étranger. «Son succès était déjà perceptible avant l’enregistrement de l’appellation, précise Olivier Isler, au nom de l’interprofession. Dès les années nonante, nous avons beaucoup investi dans ce sens. Notre produit, de par son mode de consommation, n’a pas d’équivalent dans le monde. La concurrence est plus faible que pour les autres fromages, même s’il faut lutter contre les contrefaçons. L’appellation nous permet d’ailleurs de le faire efficacement.»
Promouvoir un goût, un terroir, un savoir-faire, des artisans: c’est la solution, mais elle a un coût. La Confédération soutient la promotion des ventes de produits agricoles par le cofinancement de mesure de marketing et de communication à hauteur de 56 millions de francs par an. «Les filières AOP-IGP en bénéficient au même titre que d’autres dans la limite de l’enveloppe financière (15%) mise à disposition. Les interprofessions des grandes filières de fromages AOP profitent, en outre, des fonds alloués aux initiatives d’exportation octroyées à Switzerland Cheese Marketing pour cibler de nouveaux marchés», indique l’étude dirigée par Astrid Gerz, d’Agridea, pour les 20 ans des AOP-IGP. En 2016, leurs investissements promotionnels s’élevaient à 500 millions de francs, dont 68% ont été consacrés à la communication hors de nos frontières.

Pas d’effets automatiques
Cette étude le rappelle: «Les effets économiques ne sont pas automatiques et ne sont pas liés directement à l’enregistrement, qui ne garantit pas le succès commercial», ni à l’étranger, ni en Suisse. Le cas de l’emmentaler AOP en témoigne (voir l’encadré ci-contre). Celui du raclette du Valais AOP est plus révélateur. L’appellation a 10 ans. Elle concerne un mets bien connu et apprécié des consommateurs loin à la ronde. Et pourtant, seul 1% du chiffre d’affaires est réalisé hors du marché suisse. «Dans les pays européens, beaucoup de raclette est produit de manière industrielle et à bas prix, souligne Urs Guntern, gérant de l’interprofession. Nous avons beaucoup de difficulté à percer ce marché, d’autant que la différence de prix au kilo atteint souvent 20 euros.» Dans ce cas, communiquer efficacement sur les particularités gustatives et qualitatives d’un raclette au lait cru fabriqué de manière artisanale exigerait des ressources dont la filière ne dispose pas. D’autant qu’elle ne produit que 1800 tonnes de fromage par an. Le volume de production ne fait pourtant rien à l’affaire, comme le prouve la flamboyante réussite de l’étivaz AOP. Malgré une production restreinte, la filière a vu ses ventes hors de Suisse bondir de 40 tonnes en 2000 à 184 tonnes aujourd’hui! «En 2000, la suppression des contingents laitiers a poussé de nombreux paysans à se tourner vers le fromage, rappelle Sophie Guyet, responsable communication de la coopérative. Il a fallu trouver de nouveaux marchés pour l’écouler et la coopérative a pris le parti se développer à l’étranger, particulièrement en France. Être le premier produit alimentaire autre que du vin à obtenir cette appellation a aussi fait parler de nous. L’augmentation des ventes a été très nette jusqu’en 2005. Désormais, nous visons à maintenir la qualité, l’étivaz AOP est considéré comme un produit de niche haut de gamme.»

Un modèle à suivre?
On le voit bien, la réussite à l’exportation dépend plutôt de l’ancrage historique ou d’un positionnement de produit de niche, que de la seule appellation. Celle-ci a bien sûr l’avantage d’unifier les modes de production, de garantir des prix rémunérateurs, de cristalliser les identités, de fédérer les forces et de favoriser les soutiens financiers, politiques et commerciaux. De là à appliquer ce modèle à toute l’agriculture? Ils sont peu à y croire. «De facto, rien qu’en raison de ses prix, l’agriculture suisse ne peut pas être concurrentielle à l’étranger, affirme Alain Farine, directeur de l’Association suisse des AOP-IGP. Mais il y a du potentiel pour des produits à forte valeur ajoutée. On pourrait sans doute y prétendre avec d’autres spécialités laitières si l’on valorisait mieux les conditions de production de notre lait, issu principalement d’herbages. Quant à l’ouverture des marchés, on voit bien qu’elle a aussi conduit à une hausse tangible des importations ces dix dernières années. La balance commerciale nous est encore favorable, mais pour combien de temps?»

Texte(s): Marjorie Born
Photo(s): Association suisse des AOP-IGP

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