Point fort
Une expédition suisse étudiera les menaces qui pèsent sur l’Arctique

Durant cinq mois, un équipage mené par des scientifiques suisses sillonnera les confins arctiques en voilier afin de documenter l’impact du changement climatique sur la biodiversité de cette région unique au monde.

Une expédition suisse étudiera les menaces qui pèsent sur l’Arctique

Voguer dans les eaux glaciales de la baie de Baffin pour aller à la rencontre de narvals, de baleines à bosse ou encore d’ours polaires, le programme de l’expédition Glacialis – du nom latin de la baleine franche vivant dans l’Atlantique Nord – a de quoi faire rêver. En juin, quatre scientifiques suisses, canadiens et belge quitteront les Açores en direction de cette baie à bord de l’Atlas, un voilier transformé en laboratoire flottant.

Ce projet d’envergure, soutenu par une cinquantaine de partenaires, dont le Gouvernement canadien, a été imaginé par la biologiste Virginie Wyss. Depuis huit ans, cette Yverdonnoise parcourt les mers et les océans du monde pour étudier les mammifères qui les peuplent. «Nous attendrons une fenêtre météo propice pour réaliser la traversée, de l’Atlantique, explique-t-elle depuis la Réunion, où elle peaufine les contours de l’expédition. Si tout va bien, en quatorze jours, nous rejoindrons les côtes du Groenland.»

Esquissée en décembre dernier, l’expédition Glacialis a trouvé sa concrétisation en seulement trois mois grâce notamment au soutien d’Oceaneye, une association genevoise qui étudie la présence des microplastiques dans l’eau. Elle a mis en contact la biologiste avec le skipper et photographe vaudois Arnaud Conne. «Notre expédition est un énorme défi, notamment du point de vue humain», signale ce dernier. Il vient d’ailleurs de s’envoler pour les Açores pour effectuer une révision technique du voilier avec les membres de son association Atlas Expeditions, qui soutient l’exploration des océans. Gestion de la fatigue ou des éléments, Arnaud Conne se dit confiant, ayant entre ses mains une «pépite». «C’est un deux-mâts en acier conçu pour naviguer dans des conditions difficiles, ajoute le capitaine, qui l’a testé en mer du Nord, mais aussi sur le Léman. Cette année, on va effectuer des repérages et consolider l’équipage afin que l’on puisse mener d’autres expéditions à l’avenir. Cela dans le but de rassembler des données sur la durée.»

Terre riche en ressources
En mai, les quatre membres de l’équipe, aux compétences complémentaires que ce soit en science, en photographie ou en réalisation de documentaires, tous bénévoles, se retrouveront à Santa Maria, où le bateau est stationné en cale sèche. En collaboration avec des chercheurs et des institutions comme la Société suisse des cétacés (voir l’encadré ci-dessous), ils développeront des protocoles de recherche et mettront au point des méthodes de collecte de données facilement reproductibles, adaptées aux petites plateformes de recherche.

Une fois prêts et les permis de navigation nécessaires en période de pandémie en poche, les navigateurs mettront le cap sur le Groenland, accompagnés de leur fidèle support moral, la chatte Chicha. L’équipe de Glacialis n’a pas choisi ce territoire d’études par hasard. Les terres de l’Arctique sont aujourd’hui convoitées pour leurs ressources naturelles, telles que le pétrole ou le gaz. «Lorsque la glace aura fondu, ce qui pourrait arriver en 2030 déjà, cette nouvelle voie maritime pourra en outre faire gagner deux semaines de route aux bateaux, explique Virginie Wyss. L’Arctique risque alors d’être très fréquenté, ce qui n’est pas sans risque pour ce biotope sensible, les animaux n’ayant par exemple pas l’habitude du bruit généré par les bateaux.»

Instruments de pointe
Le périple ne sera pas de tout repos: les chercheurs réaliseront une multitude de relevés quotidiens avec les dernières technologies à leur disposition. Tous les mammifères marins, oiseaux et poissons rencontrés seront répertoriés. Ils mesureront également la pollution sonore à l’aide d’un hydrophone et de plusieurs micros. Ils collecteront aussi les déchets trouvés sur leur passage ainsi que les particules de microplastique emprisonnées dans un filet ressemblant à une raie manta, tirée à l’arrière du voilier. En outre, un drone tentera de déterminer la santé des cétacés par photogrammétrie, c’est-à-dire en les mesurant en long et en large depuis le ciel. Des prélèvements de phytoplancton, de salinité de l’eau, mais aussi de sa température et de son pH seront également réalisés. «Nous espérons collecter de l’ADN environnemental, permettant d’identifier tous les animaux ayant été présents dans un lieu, détaille Virginie Wyss. Les échantillons ainsi récoltés seront envoyés à l’École polytechnique fédérale de Zurich, à Oceaneye ou à des laboratoires spécialisés en Angleterre, notamment, pour y être étudiés.»

Données en libre accès
Endossant le rôle d’ambassadeur de cette région du monde, l’équipage de l’Atlas ambitionne également de partager ses informations en temps réel sur son site internet avec le grand public, mais aussi avec ses partenaires. «Pour l’heure, beaucoup de scientifiques gardent leurs données pour eux, regrette Virginie Wyss. Ils refusent de les partager avec la communauté scientifique, car ils en ont besoin pour leurs travaux les faisant vivre. C’est compréhensible, mais cela nuit à l’étude des cétacés. Comme ils migrent beaucoup, il est difficile de les suivre dans leurs mouvements actuellement, faute de suivi régulier.» L’équipe de l’expédition Glacialis a quant à elle choisi la transparence: ses observations viendront enrichir les catalogues déjà existants recensant les cétacés du monde entier. Elle espère ainsi contribuer, à son échelle, à la conservation de la biodiversité des milieux marins, plus menacés que jamais.

+ D’infos Suivez l’expédition en direct sur www.glacialis.ch ou participez au financement de son équipement sur wemakeit.com

Texte(s): Céline Duruz
Photo(s): DR

Questions à...

Max-Olivier Bourcoud, président de la Société suisse des cétacés (SCS), partenaire du projet

Comment expliquer l’attrait des Suisses pour le milieu marin?
Notre lien avec le milieu océanique est presque ombilical. Le Rhin et le Rhône se jettent dans la mer du Nord et la Méditerranée. La qualité des eaux de ces deux fleuves influence celle des mers dans lesquelles ils terminent leur cours. Les autorités suisses ont reconnu, en 1979 déjà, qu’elles ont une responsabilité envers les espèces marines.

Quelle est l’importance de telles missions?
Elles sont un excellent moyen de sensibiliser la population aux problèmes qui affectent les mers. C’est fondamental. L’état de santé des océans est devenu un sujet d’intérêt public, il se dégrade de manière très préoccupante. De 1997, date de la création de la SCS, à 2005, cela faisait plutôt sourire quand on parlait de la perte de biodiversité marine. Aujourd’hui plus du tout! Cette problématique est désormais prise au sérieux.

Est-ce important de se préoccuper de l’Arctique aujourd’hui?
On n’aurait pas pu l’explorer il y a encore dix ans, la glace ne le permettait pas. Il est important que des scientifiques s’y rendent maintenant pour documenter et analyser cette région où le trafic maritime se développe rapidement, même si ce n’est que sur une courte durée.

+ D’infos www.swisscetaceansociety.org