Agriculture
Une brique de lait solidaire cartonne en France: «C’est qui le patron?»

Cinquante et une familles paysannes de Bresse et du Val de Saône ont réussi leur pari. Carrefour vend depuis lundi leur lait dans un berlingot à un prix fixé par le consommateur sous la marque «C’est qui le patron?».

Une brique de lait solidaire cartonne en France: «C’est qui le patron?»

Tout le monde en parle depuis quelques jours: une nouvelle brique de lait a fait son apparition dans les magasins de l’enseigne Carrefour en France. Commercialisée sous la marque «C’est qui le patron?», elle coûte 9 centimes plus cher que les berlingots habituels. Une différence qui va directement dans la poche de 51 producteurs de la Bresse dans le département de l’Ain. Bien au-delà de l’accord obtenu fin août par les agriculteurs avec le géant Lactalis, qui fixe le prix du litre de lait à 27,5 centimes en moyenne pour 2016, les producteurs de «C’est qui le patron?» obtiennent une rémunération de 39 centimes d’euro le litre. «Nous étions tous au bord de la faillite,  au point de ne pas passer la Toussaint, explique Martial Darbon, 57 ans, paysan à Dommartin, au nord de Lyon. Nous pouvons enfin payer les arriérés de factures et tous les fournisseurs qui ont bien voulu patienter.» Avec l’espoir de pouvoir enfin revenir à l’équilibre et être en mesure de dégager des salaires au sein de cette coopérative Bresse-Val de Saône qui fait vivre des exploitations familiales. «Nous en avons eu assez de voir partir notre lait vers l’Italie, où le marché est catastrophique pour nous, explique Martial Darbon. À force de produire à perte, nous nous sommes dit qu’il fallait reconquérir le marché national.»

Plus rien à perdre
Oui, mais comment ont-ils fait, les irréductibles producteurs de lait de Bresse? La filière laitière française est en surproduction et le nombre d’exploitations s’effondre avec la chute des prix. En 1983, la France en comptait 427’000 actives dans ce secteur. Elles ne sont plus que 70 568 en 2013, selon l’organisme FranceAgriMer. À ce rythme-là, elles ne seront plus que 40’000 en 2030. Dès lors, dur de résister dans cette France sous la coupe d’une Union européenne qui a levé les quotas laitiers. Et pourtant, dans les plaines de Bresse, où l’herbe est nourricière et où fleurissent à perte de vue les champs de colza, Martial Darbon et ses cinquante collègues prennent le taureau par les cornes. L’été passé, ils se réunissent et sont d’accord pour reconnaître qu’ils n’ont plus rien à perdre. Ils s’en vont ainsi gaillardement frapper à la porte des supermarchés de leur région. «Nous leur avons proposé un berlingot vendu plus cher, mais certifié local. Nous avons insisté sur le fait que de plus en plus d’urbains s’installent dans la campagne et qu’ils sont intéressés a priori par des produits de proximité.» Las! Leur initiative se heurte à l’indifférence et au refus généralisé de la part de la grande distribution. À une exception notable, toutefois: Carrefour. À Vonnas, une petite ville située entre Bourg-en-Bresse et Mâcon, le directeur de la grande enseigne est sensible aux arguments de Martial et des autres. Il commence par les décourager, avant de leur promettre de faire remonter leur projet à la direction régionale du groupe. Laquelle alerte le siège de Carrefour à Paris.

Le coup de pouce de Carrefour
Quelle n’est alors pas la surprise de Martial Darbon quand il reçoit un appel de Marc Delage, responsable des produits frais chez Carrefour. Les questions sont précises: la coopérative Bresse-Val-de-Saône est priée de détailler son cahier des charges. Carrefour oriente alors Martial et les autres vers la laiterie de Saint-Denis-de-l’Hôtel, dans le Loiret, experte dans la collecte et le conditionnement. Au fil des discussions entre ces trois parties, l’initiative des producteurs laitiers de Bresse semble coller à un projet intitulé «La marque du consommateur». Une idée défendue par Nicolas Chabannes, président du collectif des Gueules Cassées, ces fameux fruits et légumes «moches», qu’il a contribué à remettre en rayon pour lutter contre le gaspillage. L’idée défendue par Chabannes et son acolyte Laurent Pasquier se résume ainsi: c’est le consommateur qui décide du prix et des conditions de production du produit qu’il achète. Pour sonder celui-ci, ils ont lancé un questionnaire sur internet. Les résultats collent avec le projet de la coopérative Bresse-Val de Saône, tel qu’elle l’a proposé aux grandes surfaces.

Un questionnaire sur le Net
Concernant le lait, les consommateurs ont répondu au total à sept questions. Du genre: «Préférez-vous que les vaches soient nourries en pâturage? Voulez-vous un bouchon ou tolérez-vous un opercule sur l’emballage?» Mais les questions ne se focalisent pas uniquement sur la qualité du lait. Il s’agit également de se prononcer sur le montant de la rétribution consenti pour le paysan producteur: «Êtes-vous pour une rémunération qui permette au producteur de se payer convenablement?» Mieux: «Êtes-vous favorable à une rémunération qui permet au producteur de se faire remplacer et de profiter de temps libre?» Au final, 6850 votes donnent la mesure de la solidarité du consommateur avec le producteur: son lait sera vendu à un prix lui autorisant des vacances. Et ce pour autant qu’il respecte le cahier des charges de cette nouvelle marque «C’est qui le patron?». À savoir: lait 100% français, fourrages locaux (moins de 100 kilomètres du lieu d’élevage), alimentation garantie sans OGM, mise au pâturage trois à six mois par an, apport en luzerne et autre trèfle dans l’alimentation favorisant les oméga-3.

Ensuite, il faut assumer
«Nous avons pu sans problème honorer ce cahier de charges très serré, explique Martial Darbon. Mais depuis deux mois on bosse comme des fous.» Désormais, au moins un tiers du lait de la coopérative Bresse-Val de Saône va être mis en pack par la laiterie de Saint-Denis-de-l’Hôtel à destination des rayons de Carrefour. Pour le reste, les producteurs songent à une autre forme de conditionnement: des bouteilles estampillées «Les éleveurs de Bresse-Val de Saône». La commercialisation est envisagée en décembre, ou en janvier 2017 au plus tard. Le surplus serait écoulé en lait dit «de plaine», vendu au premier prix.
Les ambitions des 51 producteurs de l’Ain ne s’arrêtent pas là, certains d’entre eux ont déjà engagé une réflexion sur leur capacité de produire du lait bio. Pour l’heure, la brique bleu et blanc circule dans tout l’Hexagone. Elle commence à apparaître à la télévision dans les mains de politiciens. Quant à la marque en elle-même, elle risque fort de ne pas se cantonner au lait. Ses fondateurs réfléchissent à d’autres produits laitiers, mais aussi à un jus de pomme et à une pizza.

Texte(s): Nicolas Verdan
Photo(s): DR

Ce modèle est-il applicable en Suisse?

eric jordan
Éric Jordan, directeur de la fédération Prolait: «Une démarche positive»

«Toute démarche qui va dans le sens d’une meilleure valorisation du lait et d’une meilleure rémunération des producteurs est positive. Reste à voir quelle sera l’évolution de cette brique de lait. Bon nombre de producteurs suisses seraient à même de répondre à ce cahier des charges. Mais le problème est que tant que l’offre de lait ne sera pas adaptée à la demande, la pression sur le prix demeurera forte. Et malheureusement la volonté de gérer cette offre fait actuellement défaut.»


daniel kollerDaniel Koller, membre de la direction de Swissmilk: «Le consommateur fiable?»

«Dans la situation actuelle, les deux partenaires ont quelque chose à gagner: les producteurs améliorent leur revenu, Carrefour maintient, voire améliore sa marge bénéficiaire en soignant son image de partenaire de «commerce équitable. L’initiative est un ballon d’essai. Elle peut se consolider et se développer pour autant qu’après l’engouement médiatique de son lancement, les résultats soient à la hauteur des attentes – avant tout économiques –  des deux partenaires. Le comportement à moyen terme et à long terme de cette frange de consommateurs sera décisif pour pérenniser le projet. Ces consommateurs tiendront-ils parole en renouvelant constamment leur acte d’achat équitable? En contrepartie du supplément de prix, exigeront-ils des conditions de production durable supplémentaires?»

En chiffres

Le prix à payer, c’est:
0,99 € soit le prix auquel est vendue la brique de lait «C’est qui le patron?». Cela représente 9 centimes de plus que le prix moyen du berlingot de lait en France.
390 € sont payés au producteur pour mille litres de lait «C’est qui le patron?», contre 200 € à l’heure actuelle.
50 agriculteurs de la Bresse (Ain), réunis en coopérative, produisent ce lait.
5300 magasins Carrefour en France commercialisent ce lait depuis cette semaine.
+ d’infos https://lamarqueduconsommateur.com