DOSSIER
Un temps de cochon pour les producteurs de porcs suisses

Alors que les nouvelles normes de détention des cochons à l’engrais viennent d’entrer en vigueur, le marché du porc est plus que jamais chaotique. Comment la filière vit-elle ces défis?

Un temps de cochon pour les producteurs de porcs suisses

Les producteurs de porcs ne sont pas près d’oublier la fin de l’été 2018. Les 6200 engraisseurs que compte la Suisse avaient en effet jusqu’au 1er septembre dernier pour appliquer les nouvelles normes fédérales de détention des porcs. Mais ce n’était pas tant ce couperet – une modification des installations certes compliquée à mettre en place, mais prévue de longue date – qui était redouté, que ses conséquences d’un point de vue commercial: 20% des porcheries du pays étaient en effet directement touchées par les nouvelles obligations légales. Les producteurs entreprendraient-ils d’onéreux travaux de mise aux normes ou abandonneraient-ils tout simplement la production? Assisterait-on à un surplus d’offre en porcelets sans place d’engraissement disponible? La demande en porcs lourds exploserait-elle? Bref, ce marché déjà soumis à des fluctuations marquées allait-il s’enfoncer un peu plus dans une période de turbulences? «Un manque de places disponibles pour l’engraissement était à craindre, nous l’estimions encore à 60 000 il y quelques mois, confie Adrian Schütz, vice-directeur de la faîtière Suisseporcs. Nous avons alerté le secteur, de façon à supprimer 7000 truies d’élevage, permettant de renoncer à 5% de la production de porcs.» Après une fin d’été catastrophique pour les engraisseurs confrontés à des prix en chute libre et des délais de prise en charge imposés occasionnant des déductions pour des porcs trop lourds, il semble que la situation du marché se stabilise. Les prix du porc lourd et du porcelet repartent en effet à la hausse ces dernières semaines, mais l’équilibre reste cependant précaire aux yeux de bien des producteurs. «Nous savons que nous évoluons dans un marché qui varie de façon saisonnière, ça fait partie des règles du jeu dans notre métier, confie Mathias Mauroux, éleveur et engraisseur à Autigny (FR). Mais la difficulté actuelle, c’est de nous projeter à moyen et long terme.» Soumis à la pression des deux acheteurs principaux que sont Micarna et Bell, les engraisseurs ont en effet de moins en moins de possibilités de dégager de la plus-value. «Le marché est un duopole, reconnaît Adrian Schütz, et les acheteurs ne font aucun ­effort pour réduire leurs marges, que nous jugeons excessives.»

Des revenus en chute libre
Ce que reprochent également les producteurs à leurs acheteurs, ce sont les déductions qui leur sont imposées. «Le système de paiement engendre rapidement de grosses réductions de prix, poursuit Mathias Mauroux. Et je ne suis pas certain qu’elles soient répercutées pour les consommateurs…» Force est de constater que les revenus des producteurs ont dégringolé ces dernières années: entre 2013 et 2017, ils ont ainsi perdu en moyenne 90 000 francs par an en raison de la baisse du prix de la viande. Et parallèlement, la productivité par truie a nettement augmenté, progrès zootechniques obligent. Une des autres causes pour expliquer cette mauvaise passe, selon Adrian Schütz, c’est une surproduction chronique: «La filière couvre 97% des besoins du marché helvétique. Ce haut degré d’autonomie est problématique. 92% suffiraient et permettraient de relever les prix», estime le vice-directeur de ­Suisseporcs qui conjure, depuis des mois, engraisseurs et éleveurs de réduire leurs effectifs porcins.
Sur le terrain, ses recommandations sont plus ou moins bien entendues. Mais les pistes sont brouillées, empêchant les producteurs de se projeter dans les années à venir. «Les coûts d’investissement augmentent et le marché tend plutôt à se ratatiner», regrette Mathias Mauroux. Difficile dans ces conditions d’envisager sereinement l’avenir. Nombre de producteurs sont ainsi dans l’expectative. Quelles solutions envisagent-ils pour assurer leur revenu et tirer leur épingle du jeu? Trois producteurs romands témoignent.

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Claire Muller/Mathieu Rod

Nouvelles normes

En 2008, le Parlement fédéral a adopté une révision de la loi sur la protection des animaux. La nouvelle ordonnance oblige les producteurs porcins à revoir intégralement les sols de leurs installations notamment. Les caillebotis intégraux sont interdits depuis le 1er septembre. Ces surfaces perforées, qui permettent l’écoulement des excréments, ne doivent représenter plus que 2 à 5% de la surface réservée aux cochons. En outre, les places par animal doivent être augmentées d’environ un tiers, de 0,6 m2 à 0,9 m2 pour un porc adulte engraissé pesant entre 80 et 110 kg.

Témoignages

Gimel (VD) «Avec des prix fixes, nous pourrions nous projeter dans l’avenir avec plus de sérénité»
Christophe Munier exploite une porcherie de 920 places. Confronté à l’obligation de répondre aux nouvelles normes, il a longtemps réfléchi au devenir de sa porcherie en 2018. «J’avais imaginé construire des courettes pour détenir mes porcs en partie à l’extérieur.» Mais comme nombre de ses collègues, le producteur de Gimel dispose d’une porcherie conçue dans les années nonante, pas du tout pensée alors pour ce mode de détention. À défaut, Christophe Munier revoit donc la conception globale de son bâtiment: élimination des caillebotis et des couloirs d’alimentation, réorganisation des stalles en une vingtaine de stabulations plus grandes, mise en place de dalles de béton, installation d’auges rondes distribuant de l’aliment à volonté. «Ces réaménagements m’ont fait perdre une huitantaine de places d’engraissement.» Le producteur vaudois a vu aussi ses coûts de production augmenter drastiquement, malgré les contributions SST auxquelles il pourra désormais avoir droit: «L’achat de litière, mais surtout la main-d’œuvre sont plus coûteux», confie-t-il. Il estime aussi que le temps consacré quotidiennement à ses porcs a doublé.
«Les soins sont moins aisés, le chargement des porcs nécessite la présence d’une deuxième personne.» L’engraisseur s’efforce cependant de voir les choses sous un angle positif: «Espérons que ce surcroît de travail nous permettra d’améliorer nos résultats zootechniques, de diminuer les pertes et de réduire les erreurs d’estimation de poids, par exemple.» Christophe Munier l’avoue volontiers: «Je crois en cette filière et j’aime mon métier. Je souhaiterais vraiment me spécialiser encore plus, abandonner mon emploi à l’extérieur et construire une porcherie de préengraissement. Ce serait une façon de dégager de la plus-value. Sans compter qu’on limiterait ainsi les déplacements d’animaux.» Encore faut-il pour le producteur que les prix reprennent de la vigueur et de la constance. «Pour moi, un prix garanti serait vraiment une nécessité!»


Autigny (FR) «Difficile pour nous d’évoluer aussi vite que les souhaits des consommateurs!»
En parallèle d’un atelier d’engraissement de 150 places sur son exploitation d’Autigny, en Sarine, Mathias Mauroux élève une centaine de truies mères, détenues sur paille depuis toujours. La porcherie d’engraissement date des années septante. La récente mise aux normes des installations a nécessité des travaux importants. La dalle de béton qui a été coulée sur les caillebotis est ainsi équipée d’un revêtement antidérapant, plus hygiénique et facile à laver. Des râteliers de paille ainsi que des distributeurs de bouchons à ronger ont été installés dans chaque box. Mathias Mauroux a par ailleurs profité de ces travaux pour revoir la conception globale de sa porcherie, posant notamment des panneaux perforés au-dessus des caillebotis restants, afin de modifier les circuits d’air. «Nous avons ainsi amélioré le climat d’étable afin de régler certains problèmes sanitaires et augmenter nos résultats techniques.» Ce réaménagement, qui a coûté 50 000 francs, lui fait perdre 30 places, soit un manque à gagner de l’ordre de 180 francs par place et par année. C’est d’ailleurs dans ce contexte que Mathias Mauroux a conclu un accord avec un engraisseur vaudois (voir le témoignage ci-dessous) qui lui achète des porcelets toutes les trois semaines à prix fixe.
Une aubaine pour le Fribourgeois, dans un contexte de prix variables et de difficultés d’écoulement consécutives à la mise aux normes de sa porcherie. Mathias Mauroux est rassuré par ce débouché régulier et garanti. «Commercialiser des porcelets soi-même est sans conteste une niche à explorer, tout à fait reproductible ailleurs, à condition de pouvoir bénéficier d’une marque ou d’un label. Mais il faut bien se rendre compte que c’est un travail gigantesque et complexe», confie-t-il. À l’avenir, le Sarinois aimerait encore développer le secteur de l’engraissement sur son domaine. Mais les difficultés de la branche et la délicate question de la gestion des quantités à mettre en marché le laissent pour l’instant dans l’expectative. «C’est extrêmement difficile de se projeter dans ce contexte économique. J’aimerais ainsi axer sur le semi-plein air et construire des courettes de sortie. C’est d’ailleurs ce que souhaitent un nombre grandissant de consommateurs. Mais malheureusement, l’aménagement du territoire nous en empêche encore. C’est compliqué pour nos structures d’évoluer aussi vite que les désirs du grand public!»


Lussery-villars (VD) «Le circuit court nous a permis de sortir du marasme» 
Sur les hauteurs de Lussery-Villars, la porcherie de 600 places de la famille Chappuis a été bâtie en 2007. C’est un bâtiment dit «froid», construit en trois parties – une couche profonde, une zone d’affouragement bétonnée avec de l’aliment à volonté et une zone en plein air en caillebotis. «À raison de 1200 francs la place, c’est une solution qui s’est révélée peu onéreuse à l’investissement, mais exigeante en termes de main-d’œuvre au quotidien», reconnaît Valentin Chappuis. Après avoir travaillé pendant de nombreuses années dans le circuit traditionnel, avec un acheteur et des prix variables, le jeune exploitant et sa famille se sont rendus à l’évidence il y a trois ans: il fallait modifier leur façon de faire. «En 2015, on perdait 40 francs par cochon livré. On se demandait pourquoi on travaillait. Les déductions financières appliquées par nos acheteurs étaient difficilement compréhensibles. C’était trop démotivant. Nous avons donc cherché à obtenir une meilleure valorisation et des prix qui nous rétribuent vraiment.»
Valentin Chappuis décide alors de sortir du modèle traditionnel et de travailler avec un nombre d’intervenants plus restreint, de façon à minimiser les pertes. La famille s’attaque d’abord à la provenance des porcelets: «Auparavant, nous en accueillions toutes les trois semaines, livrés par dix élevages différents. Les lots étaient hétérogènes et les problèmes sanitaires dus à des microbismes différents monnaie courante.» Désormais, Valentin Chappuis ne travaille plus qu’avec un seul fournisseur de porcelets (voir le témoignage ci-dessus), un Fribourgeois qu’il rémunère à prix fixe –5 fr. 50 le kilo à 25 kg, plus une prime de 15 francs par porcelet. «Mes cochons sont plus robustes et mes lots bien plus homogènes. J’y ai gagné en termes de management.» Valentin Chappuis a également revu ses fournitures d’aliments. Il achète au moulin de Champagne (VD) 400 tonnes d’un mélange contenant des céréales uniquement vaudoises dans lequel le soja a été remplacé par du tourteau de colza. Un argument qu’il peut faire valoir auprès des quatre bouchers de la région valdo-genevoise à qui il vend une trentaine de porcs par semaine à un prix fixe de 4 fr. 70 le kilo, départ ferme. En construisant sa propre filière, Valentin Chappuis a ainsi repris son destin en main. «C’est une gestion permanente, qui demande un investissement en temps et en énergie, confie le jeune homme. Mais je travaille aujourd’hui au plus proche de ma conscience, tant au niveau des conditions de détention de mes animaux que des accords commerciaux que j’ai conclus avec mes partenaires. Et ça, ça n’a pas de prix!»
La famille Chappuis a pu engager un ouvrier et ose désormais envisager sereinement l’avenir. «En reprenant toutes les cartes en main, nous ne sommes plus un simple maillon de la chaîne. Il n’y a pas de raison que ce soient nous, les producteurs, qui devions toujours écoper lorsque les marchés vont mal.» La création d’un label est en cours d’étude afin d’asseoir la visibilité de son exploitation et de pérenniser les partenariats mis en place. «Notre modèle est tout à fait reproductible, notamment en Romandie, car la demande des consommateurs est bel et bien là!»