Interview
«Un sol vivant est la meilleure arme contre le changement climatique»

Chantre de l’agroécologie, l’agronome français Konrad Schreiber bouscule le monde paysan avec son approche radicale. Nous l’avons interrogé lors de son passage en Suisse à l’occasion de la journée Swiss No-Till.

«Un sol vivant est la meilleure arme contre le changement climatique»

Quand vous vous adressez à un public d’agriculteurs, on vous entend répéter à l’envi la formule «Sol nu, sol foutu». Couvrir ses sols est donc la solution à tous les maux actuels de l’agriculture?
➤ C’est plus qu’une solution, c’est la clé de voûte de tout un système agraire qu’il faut repenser en profondeur! La formation d’un sol fertile durablement dépend d’abord de son activité biologique. Les êtres vivants qui y sont hébergés, quelle que soit leur taille, ont tous les mêmes besoins: manger et disposer d’un habitat. Or, la couverture du sol par des plantes, de la paille ou des débris végétaux remplit ces fonctions, puisque les plantes nourrissent et protègent collemboles, vers de terre et autres bactéries et champignons. Il est donc fondamental d’avoir un sol couvert toute l’année pour y maintenir une bonne activité biologique. D’où l’obligation pour l’agriculteur de restituer une partie conséquente de ses résidus de culture afin de le préserver.

Mais laisser des récoltes au champ est une perte nette pour le producteur. La paille, par exemple, a une valeur financière non négligeable…
➤ Raison pour laquelle la société doit aider les paysans à laisser des résidus au champ. C’est un service écologique qui doit être soutenu financièrement.En Suisse, pour obtenir des paiements directs, les paysans ont l’obligation d’implanter une culture intermédiaire ou d’hiver sur les terres qui ne sont plus occupées au 31 août.

Ce qui va plutôt dans le bon sens, non?
➤ On peut aller encore plus loin. Prenons l’exemple du maïs d’ensilage, destiné à l’affouragement du bétail, et qui représente passablement de surfaces dans votre pays d’élevage: je propose aux producteurs de n’ensiler que les épis et de laisser sur le champ les cannes de maïs, hachées, en guise de nourriture pour le sol.

Mais alors par quoi l’agriculteur complétera-t-il la ration de ses laitières, si son silo de maïs est à moitié vide?
➤ Il faut remplacer la paille indigeste du maïs par de l’herbe ensilée, qui contient de la cellulose brute de qualité, riche en protéine de surcroît. Mieux laisser la paille aux vers de terre! Ce modèle est déjà éprouvé par des centaines de producteurs laitiers en France depuis plusieurs années. Ces derniers ont maintenu sans aucun problème une productivité moyenne à 8500 kg de lait par vache et par an en toute autonomie. Comme quoi on peut changer de système aisément, sans investir massivement ou s’exposer à des risques conséquents.

En Suisse comme en France, le débat fait rage autour des produits phytosanitaires. Pensez-vous que l’agriculture, telle que pratiquée aujourd’hui, puisse s’en passer?
➤ Je dirais même qu’elle doit s’en passer. Commençons par supprimer les insecticides, qui tuent les bactéries du sol, et redonnons ainsi vie et fertilité à notre terre. Puis supprimons les fongicides, remplaçons-les par les techniques de biocontrôles, antioxydants, et autres extraits de plantes fermentés. Et pour finir, attaquons-nous aux herbicides…

… Et c’est là que le bât blesse: comment tenir à distances les adventices sans travailler le sol et sans recourir aux herbicides de synthèse?
➤ Je reconnais que ça ne s’obtient pas en un claquement de doigts. Il faut du temps, des années d’observation et d’apprentissage pour y arriver. D’où l’importance, pendant cette période de transition, de pouvoir conserver un filet de sécurité: le glyphosate. À mes yeux, dix à quinze ans sont encore nécessaires avant que l’on puisse totalement s’en affranchir. En attendant, rien n’empêche le producteur d’implanter une couverture végétale de façon permanente. Ainsi, dès qu’il récolte une culture, la suivante est déjà en place, levée. La plante devient l’alliée du désherbage, elle ne doit plus être considérée comme un intrus, mais comme un intrant.

À stimuler tout le temps le sol, ne risque-t-on pas cependant de l’épuiser?
➤ Au contraire! Les études menées par l’Institut de l’agriculture durable que j’ai cofondé le prouvent: plus je nourris mon sol, plus il est fertile, et plus je produis de biomasse. Mon sol fonctionne comme un tube digestif, il faut l’alimenter avec une ration adaptée, comme n’importe quel être vivant! Par contre, ce qui épuise le sol, c’est de trop le travailler, d’exporter sa paille et de le laisser nu au soleil. Et plutôt que de trop le fertiliser, mieux vaut donc intégrer des plantes compagnes dans son colza, ou même pratiquer des mélanges variétaux dans ses blés, dont on augmentera par ailleurs massivement la densité au moment des semis (500 grains au m2). Je recommande également de mixer les types variétaux dans la même parcelle: hauts et bas, avec et sans barbe, à port étalé et à port dressé. Un tel mélange empêchera efficacement toute levée d’adventice.

Mais rares seront les moulins à accepter de telles récoltes…
➤ C’est bien là le problème que rencontrent tous les agriculteurs qui veulent faire évoluer leurs pratiques! L’agro-industrie est un frein au changement. Elle n’accompagne pas les paysans dans leur évolution. Elle les force à rester dans un schéma classique de dépendance à la chimie, c’est regrettable.

Finalement, vos principes agronomiques visant à fermer les cycles pour se passer d’intrants se rapprochent de ceux prônés par l’agriculture biologique…
➤ À la seule différence que les bios travaillent, la plupart du temps, leur sol. Or dès qu’on gratte la terre, on minéralise la matière organique et on provoque des pertes d’humus. C’est un gâchis monumental, quand on sait que les plantes cultivées absorbent majoritairement leurs nutriments dans cet humus. Tant que les agriculteurs bios laboureront, ils seront condamnés à l’échec. D’ailleurs, leur pratique ne résistera pas à l’épreuve du changement climatique.

Justement, on vous entend souvent affirmer que «l’agriculture de conservation est le seul outil rentable pour séquestrer durablement du carbone et ainsi répondre au changement climatique». Qu’entendez-vous par là?
➤ Que les paysans ont un atout fondamental: celui de pouvoir stocker du carbone atmosphérique dans les sols, répondant ainsi à une problématique sociétale gigantesque. Nos dirigeants ont tendance à l’oublier, mais l’agriculture est un formidable outil de lutte contre le changement climatique, puisque, en ne dépensant rien et en continuant de fournir des services à la société, elle recycle le CO2, par la magie de la photosynthèse. Selon mes calculs, un hectare cultivé peut séquestrer ainsi 37 tonnes de CO2, soit dix tonnes de carbone pur. À l’échelle de la France, cela signifie que l’agriculture a la possibilité de compenser la moitié des émissions de gaz à effet de serre, à condition, pour cela, d’avoir des sols vivants couverts et non travaillés. Il faudrait donc des politiques publiques favorisant la création de puits de carbone agricoles et reconnaissant enfin le rôle clé de l’agriculture en la matière.

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Claire Muller

Bon à savoir

Konrad Schreiber était l’invité de Proconseil et de Swiss No-Till en octobre dernier. Cette dernière association, qui défend une agriculture respectueuse du sol, propose régulièrement des visites de culture et des journées thématiques. La prochaine aura lieu le 2 juillet 2020, dans le cadre du 8e Congrès mondial sur l’agriculture de conservation qui se déroulera dans les parcelles de Witzwil, à Gampelen (BE).
+ d’infos www.no-till.ch; www.8wcca.org

Bio express

Âgé de 58 ans, Konrad Schreiber est né dans le sud-ouest de la France, de parents agriculteurs ayant émigré d’Allemagne de l’Est. Lui-même exploitant agricole jusqu’à ses 45 ans, cet ingénieur agronome a créé en 2008 l’Institut de l’agriculture durable, qui défend politiquement la notion d’agroécologie et dispense en France et à l’étranger des formations destinées à redonner vie aux sols.
+ d’infos http://agridurable.top