Agriculture
Un réseau de sentinelles se crée pour soutenir les paysans en difficulté

Le canton de Vaud 
innove en voulant 
former l’entourage
 des paysans, les 
revendeurs ou les 
vétérinaires aux signes annonciateurs d’un mal-être. Le projet 
est piloté par Pierre-André Schütz, pasteur et agriculteur à la 
retraite.

Un réseau de sentinelles se crée pour soutenir les paysans en difficulté

Des paysans stressés, presque sur la paille, avec le moral dans les chaussettes. Comment les aider à remonter la pente avant qu’il ne soit trop tard? Depuis quelques années, cette délicate question préoccupe les cantons romands. Conscient qu’un véritable malaise pousse certains d’entre eux dans la dépression, voire au suicide, le canton de Vaud s’est creusé les méninges pour trouver un moyen de soutenir ces travailleurs des campagnes, souvent solitaires. Il a décidé de prendre le problème différemment en faisant appel aux personnes qui côtoient les agriculteurs quotidiennement. Paysannes, vétérinaires, vendeurs de bétail, de semences, contrôleurs du lait ou encore comptables, tous sont appelés à la rescousse des agriculteurs.
Cet automne, un cours sera lancé pour former ces volontaires à la détection des signes annonciateurs d’une dépression, d’un burn-out ou d’une solitude extrême. Une première dans le pays. «Aujourd’hui, certains voient bien qu’il y a un malaise, mais ils sont totalement démunis et ne savent quoi faire pour aider, note le pasteur et ancien paysan Pierre-André Schütz, chargé de créer ces réseaux de soutien. Nous essaierons de constituer des binômes avec d’anciens agriculteurs, des vieux sages en quelque sorte, pouvant venir en aide aux paysans en détresse.» Un défi  de taille.

Causes de mal-être multiples
Pression sur les prix, endettement, remise de l’exploitation ou encore manque de reconnaissance, de nombreux facteurs pèsent sur le moral des agriculteurs. En 2013, plus de la moitié d’entre eux, sondés dans le cadre d’une étude internationale, se déclaraient stressés, plus d’un tiers en situation économique difficile. Une tendance qui ne semble pas s’être inversée, même si les études manquent sur la question (voir encadré ci-dessus). Face à ce constat, le Service d’agriculture et de viticulture du canton de Vaud (SAVI) a choisi d’agir pour soutenir les 3140 exploitations vaudoises. «L’étude  sur le malaise en agriculture en France, au Québec et en Suisse parue en 2014 nous a fait réfléchir, explique Frédéric Brand, chef du SAVI, également président de la Conférence des services cantonaux de l’agriculture de Suisse. Les résultats sont alarmants. Selon un autre sondage, les paiements directs se substitueraient aux aides sociales pour plus de 20% des agriculteurs. C’est un baromètre de leur détresse financière.»
Pour agir, encore fallait-il trouver la bonne formule, afin de percer la carapace des solides gaillards, peu enclins à se confier, encore moins à avouer leurs difficultés. D’autant que d’autres initiatives ont déjà fait chou blanc, comme la ligne d’appel Le Déclic pour les paysans en détresse. Lancée en 2005, elle a raccroché fin 2013, faute de financement. Elle n’avait reçu qu’une dizaine d’appels la dernière année, «un chiffre bien plus bas que le nombre de suicides qui ont dû avoir lieu dans le monde agricole cette année-là», estime Frédéric Brand. «Il y a un réel malaise chez les paysans, mais ils peinent à se confier», regrette l’ancienne présidente du Déclic, Mary-Josée Duvoisin.

Une constellation d’acteurs
Le canton a donc choisi un autre angle d’attaque. Depuis quelques semaines, Pierre-André Schütz, également aumônier quelques heures par semaine dans les écoles d’agriculture de Grange-Verney et de Marcelin, passe ses journées au téléphone et dans les manifestations agricoles du canton pour faire connaître cette démarche inédite. Elle s’inspire du projet des sentinelles au Canada et de leur slogan: «Moins de terrain, plus de voisins». «Je suis pour l’apologie du bistrot, sourit le pasteur de 66 ans, très investi dans ce projet. Les agriculteurs qui s’y rendaient partageaient leurs soucis, ce n’était pas une perte de temps, cela favorisait la solidarité. Agriculteur est un métier solitaire, individualiste et parfois anxiogène. Il faut qu’ils soient capables de reconnaître leurs limites, mais aussi leurs talents.» L’idée de créer un réseau entourant les paysans a mûri pendant près de trois ans dans l’esprit de Frédéric Brand. Une réflexion qui a débouché sur un élargissement du rôle de l’aumônier. Mais aussi de la convention avec les Églises reconnues de droit public – l’Église évangélique réformée du canton et la Fédération ecclésiastique catholique romaine – et le SAVI, avec Pierre-André Schütz comme représentant.
L’homme, paysan, puis ingénieur agronome avant de suivre une formation diaconale, a le profil idéal pour ce poste. D’autant qu’il a connu les affres de la dépression, en 2001. Il a alors demandé de l’aide, puis l’a surmontée en réussissant une licence pour devenir pasteur trois ans plus tard. «Quand un dépressif me dit que je ne peux pas le comprendre, je lui dis que oui, au contraire, poursuit Pierre-André Schütz. Il faut oser dire la vérité, ne pas faire semblant. Dépister les signes avant-coureurs est un sacré défi, le déclic doit venir de la personne.» La démarche sera financée pour une durée de trois ans. «Il faut être proactif, il y a un réel besoin de soutien dans le milieu agricole, constate Christian Pidoux, directeur de l’enseignement agricole vaudois, où des médiateurs et des infirmières sont aussi à l’écoute des élèves. Les femmes sont beaucoup plus ouvertes à ces initiatives que les hommes, qui ont tendance à dire qu’ils vont se débrouiller.»

Respect des convictions
Aux yeux de Pierre-André Schütz, la dimension spirituelle du projet, qui ne devra pas verser dans le prosélytisme, n’est pas un obstacle. Bien au contraire: elle serait importante, les paysans choisissant plus facilement de se confier à des hommes d’Église en qui ils ont confiance ou d’anciens collègues devenus leur binôme, même s’ils ne sont pas pratiquants. «Les agriculteurs sont pour la plupart des croyants enracinés, ils ont une plus grande sensibilité au spirituel. Ils n’iront pas voir un psy, estimant qu’ils ne sont pas malades.»
En créant petit à petit des liens de confiance, il espère arriver à éveiller les agriculteurs à la joie et à l’amour, deux valeurs chrétiennes qui lui tiennent à cœur, à l’opposé de la noirceur de la dépression. Tout en respectant «les convictions et l’enracinement spirituel de chacun».

Un article paru le 25 février 2016 dans l’hebdomadaire Terre & Nature.

Texte(s): Céline Duruz
Photo(s): François Wavre/Lundi13

+ D'infos

Les personnes souhaitant contacter l’aumônier peuvent le faire en lui écrivant à pierre-andre.schutz@eerv.ch ou en appelant le 079 614 66 13.