Reportage
Un moulin à domicile permet de gagner en autonomie alimentaire

S’affranchir des firmes, gagner en autonomie, formuler sa propre ration: nombre d’agriculteurs s’émancipent et choisissent de fabriquer l’aliment destiné à leur bétail à la ferme. Exemple à La Roche (FR).

Un moulin à domicile permet de gagner en autonomie alimentaire

C’est une simple ligne, inscrite sur un sac d’aliment en tout petits caractères, qui a un beau jour de 2014 provoqué un déclic chez Claude Brodard. «Sous la description sommaire de la composition, il était écrit «Déchets de minoterie». Me rendre compte que je donnais des résidus à mes vaches a provoqué chez moi un électrochoc. Sans parler du fait que je les achetais deux fois plus cher que la valeur du grain payé par les moulins à mes collègues céréaliers…»

Assurer la traçabilité
Ce jour-là, l’agriculteur fribourgeois, qui exploite en famille un domaine d’une vingtaine d’hectares à La Roche (FR) et trait une trentaine de laitières, prend une décision sur laquelle il n’est pas près de revenir: désormais, c’est ici même, à la ferme, qu’il fabriquera son propre aliment, avec des matières premières dont il connaîtra parfaitement la provenance. «Je voulais tout d’abord m’assurer du contenu de ce que je donne à manger à mon bétail. Car, à bien y regarder, on ne sait pas tellement ce que contient la ration vendue dans le commerce.»

Outre sa volonté d’améliorer la traçabilité, la famille Brodard revendique une démarche à but économique et un acte quasi politique. «Nous voulons favoriser une économie agricole locale, et travailler en direct avec des collègues, via des circuits courts, sans intermédiaires qui prennent des marges excessives.»

Silos construits sur mesure
Bien décidés à sortir des sentiers battus – les Brodard n’en sont pas à leur coup d’essai, eux qui ont déjà adopté la race normande dans un territoire acquis à la holstein –, les Fribourgeois mettent leur esprit critique et leur créativité au service d’une volonté: «Gagner en autonomie et ne plus dépendre du diktat de l’industrie». Baptiste, le fils aîné, alors en plein CFC d’agriculteur, se met en quête d’un moulin à installer à la ferme. Et commence à travailler sur la formulation d’un aliment maison. En quelques mois, le projet familial prend forme; Claude transforme une partie de sa grange en trois silos de bois de 3 mètres de large sur 6 de haut. Surélevé grâce à une structure métallique, un moulin coulisse sur des rails suspendus afin de réceptionner les différents ingrédients. «Après quelques recherches, nous avons opté pour un modèle autrichien de la marque Gruber, équipé de rouleaux crantés et d’un mélangeur intégré, permettant d’obtenir un aliment prêt à consommer», précise Baptiste. L’investissement total, d’environ 10000 francs, sera amorti en quelques années. «Par le bouche-à-oreille, nous avons rapidement trouvé des agriculteurs pour nous fournir en matières premières.» Outre du triticale et de l’avoine, le maïs grain (pour l’énergie) et le soja (pour l’apport protéique) proviennent ainsi des champs de Valentin Blaser, producteur à Apples (VD).

Formule adaptable
Finalement, le concentré – environ 900 kg par vache et par an – coûte aux producteurs fribourgeois 49 fr. pour 100 kg – contre plus de 60 fr. pour un aliment traditionnel à 18% de protéines acheté dans le commerce. «Nous nous basons sur les tabelles publiées par la faîtière SwissGranum pour fixer les prix des matières premières avec nos fournisseurs paysans. Ces derniers ne sont pas mieux rémunérés qu’au centre collecteur, mais, en revanche, ils touchent leur paie immédiatement, et non pas six à neuf mois après.»

Une fois les silos remplis, les Brodard consacrent une heure à la fabrication, tous les sept à dix jours. «Nos vaches disposent ainsi d’un concentré quasiment toujours frais.» La production à intervalles rapprochés permet également aux Brodard de faire varier les caractéristiques de leur formule. «On ajuste le rapport énergie/protéines et la granulométrie selon les observations effectuées sur le bétail, la météo, la pousse de l’herbe et, bien entendu, les résultats du contrôle laitier.» Ainsi, avant la mise à l’herbe à la mi-avril, Claude et Baptiste diminuent progressivement les tourteaux protéiques et modifient la grille du moulin afin d’obtenir un mélange plus grossier, pour compenser la tendreté de l’herbe. «Nos vaches digèrent ainsi de façon plus efficiente et leur santé s’en ressent.»

Depuis la mise en route du moulin à la ferme il y a cinq ans, les trente normandes des Brodard, qui produisent désormais 220000 kg de lait par année destiné à la fabrication de gruyère AOP, ont vu leur productivité annuelle augmenter de 1000 l – sans que les teneurs qualitatives et la matière utile en soient affectées. De quoi satisfaire Claude et Baptiste Brodard: «Nos résultats techniques ont progressé, et nous maîtrisons désormais mieux nos coûts de production.»

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Claire Muller

Bon à savoir

La fabrication d’aliment est véritablement inscrite dans les gènes de l’exploitation des Trois Épis, à Aigle (VD). «Voilà cinquante ans que nous n’avons pas acheté de concentré dans le commerce», précise Marc Loewensberg, exploitant de ce domaine avicole comptant deux poulaillers de 6000 pondeuses, qui élève en sus ses propres poulettes. Pour l’aviculteur vaudois âgé de 45 ans, disposer de sa propre ration, fabriquée à partir de matières premières locales, constitue désormais un argument commercial essentiel. «La totalité de notre production d’œufs est vendue en direct à des épiceries, restaurants, hôtels et clients privés de la région», précise l’agriculteur, qui a suivi une formation accélérée à la meunerie il y a quelques années.

Projet d’huilerie
Ses 600 tonnes annuelles de maïs, blé, luzerne, pois protéagineux sont fournies par quatre de ses collègues agriculteurs chablaisiens. «Les tourteaux de soja et de tournesol sont issus des deux huileries que compte la Suisse. Mais je projette d’en construire une à court terme sur mon domaine afin de gagner encore en autonomie.» Il faut compter quatre heures pour que le dispositif de fabrication, automatisé il y a déjà douze ans, produise entre 2000 et 4000 kg d’aliment. «Le moulin à marteaux fonctionne généralement tous les deux jours. C’est avec un aliment fraîchement moulu qu’on a le plus de rendement nutritif.»

L’équilibre parfait
Aux yeux de Marc Loewensberg, la formulation constitue la principale difficulté. «Entre les besoins différenciés des poulettes et des pondeuses, nous devons fabriquer huit aliments différents.» Produire du concentré revient à un véritable tour de force: «Nourrir des pondeuses s’avère très pointu, il faut trouver l’équilibre parfait. Les poules sont extrêmement exigeantes et ne pardonnent pas le moindre écart: un simple déficit vitaminé ou un excès de matières grasses se traduira immédiatement par une baisse de ponte et donc une perte économique.» En outre, l’exploitant surveille constamment les conditions de stockage de ses grains, qu’il fait régulièrement analyser en laboratoire.

Relation de confiance
«J’entretiens une relation de confiance avec mes producteurs. En échange d’une rémunération supérieure à ce qu’ils obtiendraient dans la filière standard, je leur demande de travailler aux champs en s’inspirant des méthodes agroécologiques, sans intrants, sans travail du sol, avec des couverts végétaux. Là encore c’est quelque chose que je peux faire valoir auprès de mes clients!»

+ D’infos Ferme des Trois Épis, à Aigle – https://f3e.ch