Du côté alémanique
Un conservatoire de variétés anciennes en route pour le pressoir

À Steinmaur (ZH), Felix Wirz veille sur la destinée de l’un des plus grands vergers historiques de hautes tiges et mi-tiges. La récolte des fruits se fait en solitaire – à destination de la cidrerie voisine.

Un conservatoire de variétés anciennes en route pour le pressoir

Casque antibruit sur les oreilles, Felix Wirz pilote avec précaution sa récolteuse cidricole, cerclant les pommiers majestueux alignés à perte de vue sur cette butte dominée par le château de Regensberg (ZH), posé sur les derniers contreforts de la chaîne jurassienne. Aux stratus épais qui embrument la région en cette saison a succédé une clarté vivement contrastée, et la petite machine rouge semble passer alternativement de l’obscurité à la lumière.

 

7 hectares très vulnérables

Mécanicien, employé à temps partiel au Service cantonal des autos, Felix Wirz  a repris il y a deux ans la gestion du verger Bönler de Steinmaur, élu «le plus beau de Suisse» en 2005 et propriété de Hans Brunner; ce sont les frères de ce dernier qui dirigent la cidrerie voisine, à laquelle la parcelle est historiquement liée.

Avec quelque 820 arbres plantés pour la plupart au début du XXe siècle – 470 hautes tiges et environ 350 mi-tiges, le travail de Felix Wirz n’a rien d’un hobby. D’autant que ce parc de 7 hectares, administré en partenariat avec l’association pour la sauvegarde du patrimoine fruitier Fructus (voir l’encadré ci-dessous) est cultivé en bio. Et cette année, les difficultés phytosanitaires ont contraint l’arboriculteur à appliquer entre six et douze traitements de contact – à raison de cinq heures pour faire le tour du domaine – en fonction de la vulnérabilité des quelque 250 variétés de pommiers et de poiriers représentées.

«Pour les pommes, les principales sont la grauerhord, la willerrot, la bananenafpel, la schneider, la tobiässler et bien sûr la boskoop, l’une des plus fragiles, détaille le Zurichois. Et les poires, soit 40% de la surface plantée, comprennent une majorité de schweizer wasserbirne, de gelbmöstler et de ottenbacher schellerbirne.» De nombreuses variétés ne sont représentées que par un seul arbre, précise-t-il encore, «parfois même une seule branche, à la suite d’un greffage à but conservatoire effectué au cours des années.»

 

Forte alternance

Certains fruitiers portent ainsi jusqu’à huit différentes variétés; c’est notamment le cas de la pomme d’Uster, élu fruit de l’année 2021 par Fructus. «Cette pomme jaune à chair douce était la plus répandue à Zurich il y a 130 ans. La démocratisation du sucre raffiné a entraîné sa quasi-disparition au profit d’autres variétés.» Cette année, à part un cultivar déjà récolté, aucune pomme d’Uster n’a poussé. La faute à une alternance très marquée de l’espèce qu’aucun travail de taille ne vient compenser. Le phénomène, d’ailleurs, a été très sensible sur l’ensemble du verger de Steinmaur.

«Avec les températures printanières très basses enregistrées en 2017, la floraison a éclaté l’année suivante et le volume de fruits a bondi à 240 tonnes, se souvient Felix Wirz. Ensuite, les quantités annuelles n’ont fait que décroître; cette année, on sera à 50 tonnes au total, soit 20% de la moyenne.» La récolte n’en est pas moins astreignante, même si Felix Wirz ramasse l’essentiel au sol, la grue élévatrice étant réservée aux pommes destinées à la distillerie. «Je suis aidé de mon prédécesseur et d’un bénévole, mais j’y passe six jours sur sept durant les dix semaines que dure la récolte au total, au gré des différents rythmes de maturité des fruits», note-t-il.

 

Un jus à haute valeur historique

Avec une production aussi fluctuante, des calibres variables et certaines variétés jugées aujourd’hui gustativement peu intéressantes, la récolte de Steinmaur finit pour l’essentiel à la cidrerie voisine. «À part 3 tonnes qui partent en vente directe, notamment au Marché annuel des variétés de fruits du Jardin botanique de Zurich, et pour une petite part à la distillerie Humbel, spécialisée dans les eaux-de-vie variétales, explique Felix Wirz. De toute façon, nous ne disposons d’aucune chambre froide.» Les pommes passeront tout de même par un indispensable tri manuel avant de prendre le chemin des presses – pour finir en un jus à haute valeur historique.

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): Blaise Guignard

La question clé du financement

«Le verger de Bönler est unique par la combinaison de sa surface et du nombre de variétés anciennes de pommes et de poires qui y sont représentées, ainsi que par son caractère historique», souligne Claudia Frick, de Fructus, l’Association pour la sauvegarde du patrimoine fruitier suisse. Sa plantation de 1910, contemporaine de la construction de la cidrerie Brunner, témoigne de l’importance de l’industrie cidricole dans toute la Suisse orientale à cette époque et jusque dans les années 50. «La pérennité de tels domaines conservatoires est conditionnée par leur financement, note la spécialiste. Celui-ci ne peut pas être assuré par la seule commercialisation de la production, comme c’est d’ailleurs le cas à Steinmaur. En l’occurrence, il s’agit d’une exploitation bio à haute valeur écologique qui fait l’objet d’un suivi constant et d’une véritable stratégie de conservation à long terme – et qui est notamment soutenue par Fructus. Mais les jus, cidres et eaux-de-vie issus de ces vergers conservatoires contribuent à sensibiliser les consommateurs à la problématique.»