Estavayer 2016
Un concentré de Suisse à l’odeur de sueur, de sciure chaude et de bière

Durant tout ce week-end, Estavayer a vibré au rythme des passes de la Fête fédérale de lutte et des jeux alpestres. Un spectacle monumental, cent pour cent suisse et en même temps très exotique. Reportage.

Un concentré de Suisse à l’odeur de sueur, de sciure chaude et de bière

Une ville éphémère a surgi du sol sur la base aérienne de Payerne. Il est encore tôt, mais le soleil tape dur sur les constructions tubulaires érigées entre les pistes de décollage. À peine s’approche-t-on du portique d’entrée que, déjà, nous parvient une clameur sourde. La fête a commencé. Pour rejoindre l’immense arène où se déroulent les passes de lutte, il faut slalomer entre des dizaines de bars à bière et autant de stands de saucisses, grimper les marches quatre à quatre dans un cliquetis métallique pour s’arrêter, bouche bée, en découvrant de l’intérieur le gigantisme de ce stade d’un week-end. Dans les tribunes, plus de 52 000 spectateurs sont répartis par région d’origine. Forcément, chacun soutient les champions de sa fédération cantonale. Tout droit face à nous, des drapeaux bernois s’agitent frénétiquement. Les plus nombreux et les plus bruyants. Certains supporters lancent même quelques pétards, entraînant la réprobation générale de leurs voisins et du speaker. Plus près, des étendards fribourgeois, appenzellois ou même grisons.

Les colosses font le spectacle
Sur l’hexagone inondé de lumière, sept ronds de sciure parfaitement dessinés. C’est comme si une pièce de théâtre se déroulait sur chacun de ces cercles de 14 mètres de diamètre, avec ses acteurs et ses costumes. Les juges en chemise blanche, immobiles à leur table. Le petit bénévole à casquette qui accroche au panneau pivotant les numéros de dossard des combattants. L’entraîneur, couché de tout son long à côté de la sciure, dont les gesticulations donnent une idée de l’enthousiasme avec lequel il harangue son poulain. Et les lutteurs, bien sûr. Ressemblent-ils plutôt à des gladiateurs, à des boxeurs ou à des vaches d’Hérens? Il y a un peu de tout cela dans leur chorégraphie.
Face à face, penchés l’un vers l’autre, deux colosses se toisent. S’empoignent par la ceinture. Enfoncent leurs jambes dans la poussière de bois pour assurer leur équilibre. Après de longues secondes, les corps se mettent en mouvement. Un pied décolle du sol, la masse oscille. L’un des lutteurs est suspendu en l’air, vrille, se retourne avant d’être écrasé sous le poids de son adversaire.
Pour le profane, pas facile de suivre le spectacle qui se déroule simultanément sur les sept ronds. Lorsque les cris du public indiquent une victoire, vous parcourez frénétiquement des yeux l’étendue de l’arène pour découvrir, trop tard, les deux adversaires déjà debout. Le meilleur moyen de comprendre est encore de s’asseoir à côté d’un expert, que vous repérerez à sa paire de jumelles et à la liste sur laquelle il griffonne les résultats des passes. «Regardez bien celui-là, nous lance Hans-Peter, 67 ans et huit Fédérales à son actif. C’est Christian Stucki, finaliste il y a trois ans à Berthoud. Il ne va en faire qu’une bouchée!» La passe donne raison à notre voisin: en quatre secondes, le monstre en culotte aplatit son adversaire.

Plan canicule personnalisé
La chaleur est étouffante sur les boulevards délimités autour de la grande arène par les stands des sponsors. Les plus généreux sont les plus visibles, rappelant que la fête est aussi une colossale machine financière assise sur un budget de 25 millions. «Il fait très chaud. Buvez beaucoup d’eau», ânonne une voix féminine dans les haut-parleurs. Le conseil est respecté avec quelques variations toutes personnelles: un homme passe les bras chargés de canettes de bière, tandis qu’une jeune femme pousse un cri strident lorsque ses camarades la jettent dans l’eau fraîche d’un bassin.
Les fans qui n’ont pas pu s’offrir de billet suivent le spectacle sur les écrans géants disposés aux alentours. Bien sûr, la ferveur n’est pas tout à fait la même que dans le stade, mais l’ambiance ne manque pas pour autant. Devant l’un de ces écrans, un spectateur déplie un exemplaire de… Terre&Nature! Il retourne le journal, le démonte puis le replie étrangement, et se coiffe d’un chapeau en origami. Décidément, tous les moyens sont bons pour se protéger du soleil.

Un café lutz sous le cagnard
À midi, le cagnard est intenable. Un «café lutz» bien tassé s’impose pour faire passer le schublig-moutarde réglementaire. Puis trouver un coin d’ombre et s’asseoir sur une caisse vide afin de regarder passer, du coin de l’œil, une fascinante galerie de portraits.
Ce duo de solides gaillards parfaitement assortis portant deux imposantes barbes et deux antiques sacs à dos militaires en peau de vache. Ce garçon qui piaffe à la sortie de l’arène dans l’espoir d’étoffer la collection d’autographes qui parsèment son T-shirt. Cet anonyme qui dort à poings fermés sur un morceau de carton, indifférent au brouhaha, à la chaleur et aux bousculades des passants. Ce jeune homme pris d’une quinte de toux en tirant une bouffée trop ambitieuse sur son premier cigare tordu. Un, deux puis trois tatouages représentant des scènes de lutte, qui apparaissent à mesure que la chaleur fait remonter les manches. Un autre spectateur a encré un lanceur de hornuss sur la peau de ses pectoraux.

Chemise edelweiss à tout vent
Côté habillement, un seul mot d’ordre: pour passer inaperçu dans la foule, optez sans hésiter pour la traditionnelle chemise à edelweiss. Vous n’en avez pas? Aucun problème: un stand sur quatre en propose aux visiteurs désireux d’étoffer leur garde-robe. Nouée au-dessus du nombril et largement décolletée pour elle, rentrée dans le pantalon pour laisser apparaître une ceinture ornée de vachettes métalliques pour lui, les jeunes se réapproprient ce vêtement emblématique.
Les dernières passes de la journée se terminent. Il ne fait pas plus frais pour autant. Vide, l’arène paraît encore plus grande. Quelques dizaines de milliers de visiteurs refluent en direction du portique d’entrée. D’autres se dirigent au contraire vers les cantines qui resteront ouvertes une bonne partie de la nuit. Reste un choix cornélien: allons-nous nous engouffrer dans l’un des bus qui ramènent, fournée après fournée, les spectateurs vers la ville ou vers un train sans doute bondé? Ou choisissons-nous de prolonger la fête dans l’odeur de caoutchouc et de sueur de l’une de ces tentes surchauffées? Le programme musical de la soirée n’est une surprise pour personne: en chemise à edelweiss, on écoute de la «youtse»! Peu importe que l’on soit en Suisse alémanique ou chez les Welsches, à la «Fédérale», les Suisses ont tous les mêmes goûts.

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Guillaume Perret

Romands bredouilles, mais valeureux

La pilule est dure à avaler. Après trois années d’efforts et de sacrifices, les lutteurs romands rentrent une nouvelle fois bredouilles de la Fête fédérale. Et pourtant, ils n’ont pas démérité. Faisant preuve d’engagement, animés d’un bel esprit, portés par leur public, ils ont été bien meilleurs qu’à Berthoud (BE) en 2013. La preuve avec dix-sept lutteurs sélectionnés pour le dimanche, dont douze qui combattront jusqu’au dimanche soir. C’est la meilleure performance du team romand ces quinze dernières années. Certes, les couronnes ne sont pas au rendez-vous et la fête finit en queue de poisson. Il manque un quart de point à Vincent Roch et une once de concentration à Steven Moser lors de la dernière passe pour créer l’exploit. Mais la performance des vingt-sept Romands doit être malgré tout soulignée: «L’équipe est restée soudée, apprécie le coach Benoît Zamofing. Tous avaient à cœur de bien faire, de répondre présent. Ils n’ont pas manqué de combativité. La frustration est énorme, car les couronnes se sont jouées à peu. Mais l’équipe est jeune, et prometteuse.» Le rendez-vous est d’ores et déjà pris pour retrouver nos «Böse» à nous, dans trois ans, à Zoug.


Vincent Roch, la révélation
On le savait costaud. On le savait prêt. Mais on ne parlait de lui que comme un espoir, un «second couteau», derrière Moser, Guisolan et Gapany. Et finalement, c’est bien lui, Vincent Roch, qui finit meilleur Romand, pointant au 14e rang. Sur sa carte de fête, le lutteur fribourgeois n’a pas été épargné, avec deux combats contre des couronnés fédéraux. S’il n’a pas tremblé, c’est parce qu’il a été porté par l’esprit d’équipe, confie le lutteur du club d’Estavayer-le-Lac: «Le discours de Frédéric Berset, le samedi matin, dans les vestiaires m’a littéralement transcendé.» Quelques minutes après la fin de la fête, alors que la déception était générale dans les rangs romands, le jeune homme de 22 ans oscillait entre les regrets de n’avoir pas décroché l’ultime récompense et l’euphorie d’un week-end époustouflant. Nul doute qu’il faudra compter sur lui lors des saisons prochaines.


Frédéric Berset, le grand frère
La déception est évidente pour Frédéric Berset, 35 ans, qui vivait sa cinquième et dernière Fête fédérale. «J’avais des adversaires à ma portée, mais il m’a manqué la pêche nécessaire pour faire la différence.» L’aventure fédérale du lutteur du club de Morat s’arrêtera le samedi soir, après seulement quatre passes. Ce qui ne l’a pas empêché de jouer son rôle de grand frère auprès de l’équipe. «J’étais l’aîné, alors j’ai fait de mon mieux pour motiver les troupes, dans les vestiaires et au bord des ronds.» Comment le charpentier de Mur (FR) analyse-t-il la contre-performance romande à Estavayer? «On paie encore les pots cassés de ces dix dernières années où l’on a trop compté sur nos acquis et sur Stefan Zbinden et HansPeter Pellet, sans se soucier de la relève. Il y a aujourd’hui de nouveau un noyau prometteur dans l’équipe, mais qui est encore extrêmement jeune. Mais c’est de tout bon augure pour Zoug!»


Thomas Glauser, le rescapé
Estavayer fut la deuxième expérience fédérale pour Thomas Glauser, qui n’a de loin pas démérité. «Je vais jusqu’au bout avec huit passes, mais sans lutter pour la couronne. Je regrette de ne pas avoir fait mieux qu’à Berthoud.» La performance du lutteur du club de Cottens (FR) se laisse cependant apprécier, d’autant plus qu’il a connu une préparation en dents de scie, avec une fracture de la malléole au cours l’hiver et une côte fêlée en tout début de saison, qui l’ont tenu éloigné des ronds de sciure plusieurs semaines. «Je savais que je n’étais pas
au top samedi matin. Mais j’avais à cœur de bien faire.» À l’image du reste de l’équipe, Thomas Glauser n’a pas été avare de combativité et d’engagement. Mais pour le Glânois, l’équipe manque encore d’expérience pour faire la différence lors des passes décisives. «Nous devrions mieux gérer les moments clés dans l’arène, comme les longues attentes avant les passes.»


Stéphane Haenni, de mieux en mieux
Objectif atteint pour le jeune boucher de Mézières (VD). Pour sa troisième participation à une fédérale, il s’avoue content de lui. «J’ai pu lutter jusqu’au dimanche soir. C’est donc ma meilleure performance depuis Frauenfeld.» À 24 ans, le lutteur du club de la Haute-Broye retient surtout la ferveur du public romand. «Quel plaisir d’entendre la clameur et de voir la tribune se lever quand on gagne une passe!» Le lutteur réfléchit d’ores et déjà à la préparation des prochaines saisons. «Je suis convaincu, malgré le fossé qui se creuse entre les lutteurs pros et les autres, qu’il y a de la place pour les Romands parmi les couronnés à une Fédérale.»

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