Terroir
Le tofu des moines, doux parfum de Vietnam dans la Glâne fribourgeoise

Le monastère Notre-Dame-de-Fatima produit 300 kilos de tofu par semaine depuis près de vingt ans. Un gagne-pain à la symbolique particulière pour cette communauté catholique hors du commun.

Le tofu des moines, doux parfum de Vietnam dans la Glâne fribourgeoise

Le clocher du village d’Orsonnens n’affiche que six heures du matin et pourtant, les couloirs du monastère cistercien Notre-Dame-de-Fatima sont déjà pleins de vie. Ce n’est pas étonnant: les dix-huit moines vietnamiens qui occupent cet ancien pensionnat pour jeunes filles, situé dans la Glâne fribourgeoise, sont réveillés depuis déjà deux bonnes heures, occupés à une tâche toute particulière. Depuis une vingtaine d’années, leurs lundis et mardis sont consacrés à la préparation de quelque 300 kilos de tofu, distribués dans les épiceries et restaurants asiatiques de Fribourg, Lausanne et Berne. Une activité qui permet à la petite communauté de couvrir un tiers de ses dépenses.

«Bien que ce mets asiatique soit d’origine chinoise, c’est un plat très connu au Vietnam», explique le Père Jean-Baptiste, tout sourire. Vêtu d’une robe traditionnelle de moine et de sandales brunes, le prieur de 67 ans tend les mains en signe de bienvenue et pénètre dans une vaste pièce où croix de Jésus-Christ, statuettes de Marie et autres cierges font office de décoration. Puis, il se dirige tout droit vers d’imposants frigos, où sont entreposées en masse des dizaines de briques blanches de fromage de soja, déjà étiquetées et prêtes à la distribution. «Quand j’étais petit, je dégustais souvent ce mets sous forme de dessert avec du gingembre et du sucre, ou dans de la soupe. J’adorais ça», se rappelle-t-il.

Une communauté de réfugiés

En 1973, ce fils de pêcheur a fui son pays ravagé par la guerre, suite à la chute de Saigon et à la réunification du Vietnam sous le régime communiste. Après six ans de formation monastique à l’abbaye d’Hauterive (FR), il fonde le couvent d’Orsonnens en 1979 avec trois compatriotes. «Nous souhaitions accueillir la diaspora et conserver notre culture. C’est une chance d’avoir pu investir cet endroit. La vie au Vietnam n’était pas facile, car nous n’avions aucune liberté. Ici, je me sens bien. La Suisse est ma deuxième patrie», raconte celui qui a aujourd’hui la nationalité helvétique, mais toujours l’accent chantant de sa patrie d’autrefois.

S’il existe de nombreux monastères cisterciens en Europe – dont cinq en Suisse –, celui d’Orsonnens est le seul dédié à la communauté vietnamienne. «Nos 1150 confrères sont encore au pays, répartis entre les douze couvents de notre congrégation. Je m’y rends tous les deux ans pour que nous priions ensemble.» Évangélisé au XVIe siècle par les jésuites portugais, le Vietnam compte actuellement 6% de chrétiens parmi ses habitants.

De l’autel à la cuisine

Habillés de tabliers blancs et charlottes vissées sur la tête, le Père Ambroise, le Frère Manuel et le Père Pierre sont imperturbables. Dans les cuisines du monastère équipées de machines fournies par un confrère mécanicien, une épaisse fumée odorante s’échappe des cuves. «Chaque année, nous commandons 9000 kilos de soja bio à un agriculteur situé à Giez, dans le canton de Vaud», explique l’un d’eux. Dès le dimanche soir, ces graines sont trempées dans l’eau froide. Le lendemain dès l’aube, elles sont moulues puis brassées avec du vinaigre, du lait et du sel. La mixture est ensuite portée à ébullition puis répartie entre les moules. Si une partie de la production a vocation à être dégustée fraîche, l’autre est vendue rôtie. «Ça, c’est mon rôle, mentionne avec fierté le Père Jean-Baptiste. À 9 h 15, je dispose les cubes de 500 grammes dans la friteuse.»

Dès le lendemain, la petite équipe se rend en ville à bord d’une camionnette pour écouler son stock. Cette organisation millimétrée porte ses fruits: le tofu, commercialisé sous le label Nam-Long, se vend comme des petits pains. «C’est nourrissant et sain. En plus, c’est devenu à la mode, notamment pour les végétariens. Pour ma part, j’évite d’en manger tous les jours, sinon je me lasse», précise-t-il en riant. Pour compléter leurs revenus, les religieux se sont également lancés dans la préparation de rouleaux de printemps et dans des activités d’imprimerie et de reliure. «Nous collaborons avec la mission catholique vietnamienne à Paris, mais aussi avec la commune d’Orsonnens, pour imprimer certains de leurs tous-ménages.»

Malgré ce succès, la communauté monastique tient à garder cette activité occasionnelle. Accueillant volontiers hôtes de passages, familles vietnamiennes de Suisse et pèlerins sur la route de Saint-Jacques-de-Compostelle, les moines restent fidèles à leur mission première: servir Dieu et l’Église par la vie de prière et de pénitence. «Nous travaillons dur pour gagner notre vie, mais nous ne sommes pas une entreprise. Lectures divines, oraison et méditation restent notre quotidien.»

Texte(s): Lila Erard
Photo(s): Jean-Paul Guinnard

Autres délices des couvents

Si le monastère Notre-Dame-de-Fatima surprend par son originalité, il n’est pas rare que des moines et des sœurs se mettent à la cuisine. Chaque automne depuis 2011, le marché monastique de Saint-Maurice (VS) met à l’honneur des produits confectionnés par des communautés religieuses. Moutarde à l’ancienne de l’abbaye de la Fille-Dieu, à Romont, biscuits du monastère du Carmel, au Pâquier, ou encore confitures de l’abbaye d’Hauterive, à Posieux. Parmi la trentaine d’exposants présents, les moines d’Orsonnens ont aussi leur stand.

Le soja est en plein essor en Suisse

Dans les années 1990, les moines d’Orsonnens importaient des graines de soja d’Asie et du Canada. Aujourd’hui, ils se fournissent chez un agriculteur romand, à Giez (VD). Une évolution qui montre bien l’essor de cette légumineuse en Suisse depuis une dizaine d’années. En effet, près de 6000 tonnes de soja ont été produites dans le pays en 2017, contre 4000 en 2015, dont la moitié en Suisse romande. Si une grande partie de la production est destinée aux huileries et à la fabrication de tourteaux pour nourrir le bétail, quelque 450 tonnes sont issues de l’agriculture biologique, donc propres à l’alimentation humaine et à la préparation de tofu. Très prisé des végétariens et des personnes intolérantes au lactose ou au gluten, cet aliment hyperprotéiné est désormais produit sous nos latitudes, notamment par l’entreprise suisse alémanique Fredag AG, et commercialisé en grande surface. Son très fort rendement – 1 kilo de graines de soja peut donner jusqu’à 5 kilos de tofu – attire de plus en plus de producteurs.