DE SAISON
Sur la piste du bison genevois

Laurent Girardet est le premier à avoir introduit en Suisse l’animal mythique du Far West. Aux portes de Genève, ce pari audacieux est un véritable succès.

Sur la piste du bison genevois

Le passager qui débarque à Genève par la voie des airs pourrait être déconcerté. L’imposant troupeau laineux, à barbiche et cornes d’auroch qui contemple les avions en bout de piste n’a rien à faire au pays des paisibles vaches Milka. Ils sont une cinquantaine de Bison bison, les protégés de Laurent Girardet, installés à Colovrex, soit un peu moins de la moitié de son troupeau. On les approche accrochés à l’arrière de son pick-up, avec circonspection. Les femelles sont portantes et les deux mâles affichent un tempérament protecteur, assez peu conciliant, malgré les bidons de céréales qui les attendent à l’arrière du véhicule, quand ils auront bien voulu prendre la pose. «Ils vivent en semi-liberté, se nourrissant d’herbe, de foin, l’hiver, sans médicaments ni antibiotiques, explique leur éleveur genevois, fasciné par leur côté rustique et sauvage. Les mises bas sont naturelles, sans intervention de l’homme, qui se contente de gérer son élevage à distance. Le seul contact direct se fait au moment du sevrage. Les petits naissent en mai et, en décembre-janvier, on va les séparer de la mère.»

Comme aux États-Unis
Même décor de western pour qui rejoint le domaine de Laurent Girardet par la route. Une cinquantaine de chevaux en pension, un manège, des prairies accueillant l’autre troupeau de bisons et une quinzaine de wapitis, une manière de saloon tapissé de trophées et de peaux de bêtes… L’amour des grands espaces. C’est ce qui a contribué à façonner ce décor insolite dans nos campagnes. Ce qui a conduit Laurent Girardet, alors âgé de 18 ans, à partir travailler au Canada dans une ferme de l’Alberta, officiellement pour apprendre l’anglais. Revenu au pays, il rejoint le domaine familial de Collex-Bossy; bétail laitier, céréales et vignes sur des terres en fermages. On est au début des années 1980, au début des contingents laitiers et le jeune homme n’a aucun feeling pour les vaches, dont il se séparera en 1986. Il réfléchit à d’autres voies: élevage extensif, circuits courts; il part en voyage aux États-Unis, dans le Wyoming et le Dakota du Sud. Laurent Girardet visite des ranches, de 300 à 26 000 ha, va voir les troupeaux et apprend à les déplacer avec son cheval, se trouve par hasard sur le lieu de tournage de Danse avec les loups, dans les Black Hills. «À la fin de ces années-là, on assiste à un boom de l’élevage de bisons, cantonnés jusque-là dans les parcs nationaux. J’avais toujours eu cette passion secrète pour cet animal; je suis allé à Rapid City, haut lieu de l’élevage, dans le Dakota du Sud, pour les ventes aux enchères.»

L’animal prend ses aises
Il achète ses dix premiers bisons. Aucun élevage semblable n’existe en Suisse; face au vide juridique, le projet sera soumis à la législation sur la détention d’animaux sauvages. Le service vétérinaire lui réserve un accueil favorable, contrairement à certains collègues, qui le regardent plutôt de travers. «La viande de ces bisons, nourris uniquement d’herbe, sans maïs ni soja, est d’une qualité exceptionnelle, particulièrement riche en oméga 3, souligne l’éleveur. Au début, voilà vingt-cinq ans, les bouchers n’y ont pas cru et j’ai opté pour la vente directe. Mais les consommateurs ont adoré et les ventes ont démarré très fort. Là-dessus, les scandales de l’élevage industriel ont plutôt conforté la tendance.»

Avec ses fibres courtes, son goût prononcé sans être sauvage, la viande est d’une grande tendreté, pauvre en graisses et en cholestérol. Elle s’est désormais imposée auprès des bouchers et des restaurateurs comme un produit local de qualité, labellisé Genève Région Terre d’Avenir (GRTA). On la déguste crue en tartare, ou alors bleue, en «côte de bison» ou en burgers, viande séchée, terrines, saucissons, etc… Quarante à cinquante bisonnes s’apprêtent à mettre bas: «On gardera quelques-uns des petits pour renouveler le troupeau. Les jeunes sont abattus entre 2 et demi et 3 ans, de sorte que nous vendons 35 à 40 bêtes par an. Pour une carcasse de 250 à 300 kg, on obtient la moitié en viande.» Adultes, les femelles pèsent dans les 500 à 550 kg, alors que les mâles font facilement une tonne. En 2015, quinze exploitations détenaient des bisons, entre Boncourt (JU) et Avenches (VD), selon l’Office fédéral de l’agriculture, soit un cheptel de plus de 600 têtes. La production totale de viande de bison suisse n’est pas comptabilisée. On sait en revanche que les importations du Canada se sont élevées à 36 tonnes de viande (désossée) en 2015 – «sans traçabilité aucune», déplore l’éleveur.

Texte(s): Véronique Zbinden
Photo(s): © Guillaume Mégevand

Le producteur

Laurent Girardet reprend la ferme familiale avec son frère en 1981. Leur famille exploite une soixantaine d’hectares à Collex-Bossy depuis trois générations, avec céréales, vignes et bétail. Le jeune exploitant ne s’intéresse pas aux vaches: le marché du lait et son goût des grands espaces feront le reste. Virage audacieux direction le Far West. Il est le premier à importer en Suisse une dizaine de bisons canadiens, bientôt rejoints par une trentaine de cousins états-uniens. Son troupeau oscille aujourd’hui entre 120 et 150 animaux et a inspiré la création de quatorze autres élevages en Suisse. Laurent Girardet a progressivement renoncé aux cultures et racheté une parcelle jouxtant l’aéroport. Ses prairies abritent aussi des wapitis et une cinquantaine de chevaux en pension. Quarante bisons sont abattus chaque année (à la carabine, après les avoir isolés du troupeau). Âgée de 2 et demi à 3 ans, chaque bête pèse dans les 250 kilos. Trois acheteurs exclusifs les commercialisent: la Coopérative des maîtres bouchers genevois, la Boucherie Miège, à Coppet (VD) et Home Gourmet, la société de restauration de Benjamin Luzuy.

Bon à savoir

Sacré Buffalo Bill!
On le dit originaire d’Asie du Sud, mais la plupart de ses espèces sont désormais éteintes. Les derniers bisons sauvages d’Europe ont disparu après la Première Guerre mondiale, alors que la conquête de l’Ouest a failli avoir raison des cousins d’Amérique. Parmi ces bovidés géants, on distingue donc le bison d’Europe (Bison bonasus) et celui d’Amérique du Nord, lequel se divise en deux sous-espèces à l’habitat distinct: bison des forêts (B. bison athabascae, protégé par la CITES) et bison des plaines. C’est ce dernier (Bison bison bison) qu’on retrouve dans les élevages suisses. L’animal mythique des Amérindiens comptait plus de 50 millions d’individus entre Canada et Mexique, avant l’arrivée des Européens et l’épopée sanglante de Buffalo Bill. Désormais protégé, il vit dans des réserves naturelles et de nombreux élevages. Son cousin européen, jadis présent de l’Atlantique à l’Oural a été réintroduit dès les années cinquante dans les forêts polonaises et biélorusses, ainsi que dans plusieurs parcs animaliers.