Interview
«Si le gruyère AOP se porte bien, c’est grâce à la culture du consensus»

Il y a vingt ans disparaissait l’Union suisse du fromage. Le gruyère, devenu depuis une AOP, a su tirer son épingle du jeu sur le marché libéralisé. Retour sur ce succès avec Philippe Bardet, directeur de l’interprofession.

«Si le gruyère AOP se porte bien, c’est grâce à la culture du consensus»

En 1999, l’Union suisse du fromage disparaissait et la Confédération se retirait de la gestion du marché du fromage. Alors que l’emmental s’est écroulé commercialement depuis lors, le gruyère AOP a su négocier ce virage délicat. Comment expliquer que la filière ait régulièrement pu augmenter sa production ainsi que les exportations, tout en maintenant les prix?
➤ La force du gruyère, c’est le fonctionnement de son interprofession, l’IPG, qui est basé sur le consensus entre ses différents acteurs. Ce sont les producteurs, les fromagers et les affineurs qui ont pris ensemble leur destin en main, il y a vingt ans. L’IPG est d’ailleurs la seule organisation de marché où les paysans ont autant de poids que les distributeurs dans les prises de décision et disposent d’un réel pouvoir dans les négociations. L’autre raison du succès, c’est l’établissement d’un cahier des charges strict concernant les conditions de production et de transformation, depuis l’alimentation des vaches laitières jusqu’à l’affinage des fromages en cave. Ces règles sont garantes d’une qualité constante. Enfin, l’obtention de l’AOC, en 2001, aujourd’hui devenue AOP, nous a permis de renforcer notre présence sur le marché tant suisse qu’international.

Tout n’a pourtant pas été simple dans l’histoire du gruyère AOP. On pense notamment à la crise des exportations à la suite de la suppression du taux plancher en 2015. La santé de votre filière n’est-elle pas trop dépendante de la conjoncture politico-économique internationale et des équilibres monétaires?
➤ Effectivement, nous vivons à 40% d’exportations et sommes donc tributaires des taux de change et de l’humeur des dirigeants… Mais cela fait partie du jeu et ne m’empêche pas de rester confiant pour l’avenir. Imaginez, le dollar valait 1 fr. 50 il y a quelques années, contre la parité désormais, et cela n’a pas eu d’influence sur nos exportations. Malgré une situation monétaire pénalisante, ces dernières n’ont cessé de progresser aux États-Unis! Cette bonne marche des affaires nous incite donc à prévoir une augmentation de notre production de presque 2% en 2022.

Ne craignez-vous pas les effets du Brexit pour vos exportations au Royaume-Uni?
➤ Difficile à dire, même si on redoute bien évidemment ce scénario. On note d’ores et déjà une certaine stagnation de la consommation de gruyère en Grande-Bretagne, certainement due aux interminables discussions concernant l’avenir politique du pays. J’espère surtout que le Brexit n’entraînera pas d’évolution négative au sein de la zone euro, qui pourrait freiner le commerce de nos meules.

Vous avez passé avec succès le cap de la libéralisation du marché des fromages en 2007, faisant fi de l’arrivée de produits importés d’Europe. Considérez-vous également les accords à venir (Mercosur, USA, etc.) d’un bon œil?
➤ De loin pas! Si nous ne sommes pas opposés aux accords bilatéraux, nous réclamons qu’ils soient signés avec suffisamment de garde-fous. J’encourage d’ailleurs l’administration fédérale à être attentive aux besoins de la branche agroalimentaire helvétique lors des négociations. Inutile de conclure des accords bilatéraux avec la Russie et la Chine si, pour des raisons techniques, nos affineurs ne peuvent pas exporter après coup!

La Chine n’est donc pas l’eldorado promis par Johann Schneider Ammann?
➤ Force est de constater que pénétrer ce marché reste une gageure pour nous. Les exigences du pays en termes d’hygiène ne sont tout simplement pas tenables, compte tenu de nos méthodes de fabrication. Nous avons également le même souci en Russie, qui représente pourtant un potentiel gigantesque, a fortiori depuis le blocus des produits agricoles européens! Mais dans ces deux pays, les barrières non tarifaires restreignent l’accès à nos exportateurs, qui ne sont malheureusement pas assez entendus et soutenus par l’administration fédérale.

Vous vous battez de longue date pour la protection du nom gruyère à travers le monde. Votre croisade porte-t-elle ses fruits?
➤ Cela reste une priorité pour nous, en effet. Le nom gruyère ne doit absolument pas devenir un générique, comme l’emmental. Nous avançons dans cette bataille, puisque nous avons réussi à faire reconnaître notre marque en Jamaïque et en Afrique du Sud! C’est dans les pays anglo-saxons qu’il est le plus difficile de se faire entendre. En outre, dans les négociations actuelles avec le Mercosur, le gouvernement ne doit pas céder à la pression en ce qui concerne la protection du nom. Cela reviendrait à gâcher tous nos efforts!

Après avoir longtemps stagné, les ventes de gruyère bio ont enfin décollé en 2018 et la demande n’a pu être que partiellement couverte. Prévoyez-vous une augmentation de droits de production ces prochains temps?
➤ Si la hausse des ventes de gruyère bio se poursuit, il n’est pas impossible que des quotas supplémentaires soient octroyés. Mais nous veillerons toujours à ce que le gruyère bio ne se développe pas au détriment du gruyère d’alpage ou du traditionnel. Notre AOP dans son ensemble bénéficie déjà d’une excellente réputation en tant que produit naturel!

L’agriculture est un secteur soumis aux pressions politiques et économiques. Craignez-vous de manquer un jour de producteurs de lait?
➤ Voilà quelques années que la politique agricole ne soutient plus la production animale. Malheureusement, les paiements directs à la surface ont modifié le profil de nos campagnes et, à long terme, il faut espérer que les vaches mères et les prairies fleuries ne l’emportent pas sur la production laitière… Dans l’immédiat, je suis surtout inquiet du manque de considération des autorités fédérales pour les appellations. Juste avant son départ du Conseil fédéral, Johann Schneider Ammann a supprimé sans état d’âme la commission extraparlementaire chargée des AOP-IGP. Le sujet ne semble plus être une priorité à Berne. C’est un tort, et notre combat continue donc!

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Claire Muller

En chiffres

  • 30’209 tonnes de gruyère AOP ont été produites en 2018, contre 19’000 en 1988.
  • 15’000 tonnes sont consommées en Suisse, 7689 tonnes sont exportées en Europe et 3500 aux États-Unis.
  • 161 fromageries fabriquent du gruyère AOP dans les cantons de Vaud, Fribourg, Neuchâtel, Jura, Berne, ainsi que Zoug, Soleure et St-Gall.
  • L’Interprofession compte 2200 producteurs de lait et 52 alpages.+ D’infos www.gruyere.com