Agriculture
Redonner de la vie aux sols, c’est le combat des Bourguignon

Invités par l’Université de Lausanne comme conférenciers, Lydia et Claude Bourguignon se sont confiés à «Terre&Nature» le temps d’une interview. Voilà près de trente ans que le couple de scientifiques français n’a eu de cesse de sensibiliser paysans et vignerons à l’importance du maintien de la vie dans les sols cultivés.

Redonner de la vie aux sols, c’est le combat des Bourguignon

«Les sols sont morts. Nous les avons massacrés.» C’est le genre de phrase dont Claude Bourguignon a le secret. Qu’on le juge pertinent ou catastrophiste, le discours qu’il tient avec son épouse Lydia depuis bientôt trente ans ne laisse personne indifférent. Véritable poil à gratter du monde agronomique français, les Bourguignon ont toujours bénéficié d’un bon accueil en Suisse, où leurs démonstrations séduisent toujours un peu plus. La semaine dernière, ils étaient invités par l’Université de Lausanne (Unil) à donner une conférence et à analyser les sols cultivés du campus.

La Suisse, ce couple de scientifiques français la connaît comme sa poche. De Féchy à Fully, les Bourguignon ont en effet déjà passé en revue une bonne partie de nos coteaux à la demande de nombre de vignerons-encaveurs romands. Voilà bientôt trente ans que ces globe-trotters écument en effet les vignes, mais aussi les champs du monde entier, du Brésil à la Champagne, où, pas plus tard que la semaine dernière, ils ont aidé un groupe de vignerons à apprivoiser une carte pédologique. «Les types sont arrivés en nous montrant des analyses de sol auxquelles ils ne comprenaient rien. Nous les avons aidés à les décortiquer et surtout à les utiliser, c’est-à-dire à créer une hiérarchie des sols dans leur domaine et à savoir quels cépages planter à quel endroit.»

Pestiférés à l’Inra
Lydia et Claude se sont rencontrés à l’Institut français de recherche agronomique (Inra) dans les années huitante. Mais, plus attirés par la biodynamie que par le nettoyage des nappes phréatiques polluées aux nitrates, ils tournent le dos à l’institution et créent leur laboratoire, le LAMS, où travaillent aujourd’hui cinq personnes, dont leur fils, Emmanuel, docteur en microbiologie. «C’est clairement grâce aux vignerons et aux paysans que nous sommes là aujourd’hui. Nous sommes restés à leur service, en les sensibilisant à ce qui se passe sous leurs pieds.»

Et ce que constatent les Bourguignon, c’est qu’il ne se passe souvent plus rien dans les terres agricoles. Activité microbiologique quasi inexistante, vers de terre aux abonnés absents: «C’est le désert!» répète à l’envi Claude Bourguignon. En Suisse, plusieurs vignerons adhèrent dès les années nonante au message d’alerte lancé par l’agronome français. Raoul Cruchon, à Échichens (VD), est l’un de leurs premiers clients. «On était déjà convaincus à l’époque qu’il fallait davantage faire parler le terroir dans nos vins et y développer la minéralité plus que le fruit, confie le vigneron, qui pratique la biodynamie sur son domaine depuis plus de quinze ans. Les Bourguignon nous ont été précieux dans l’évolution de nos méthodes de travail à la vigne. Plus que quiconque, ils sont capables d’expliquer les interactions entre le sol et la plante.»

C’est que Lydia, outre une maîtrise en biologie, est également diplômée d’œnologie. Elle parvient donc à convaincre nombre de vignerons-encaveurs qu’une meilleure santé de leurs sols s’en ressentirait aussitôt dans le verre. «Si ce public nous a suivis, c’est que les résultats étaient valorisables auprès de leurs clients. Mais pour les paysans, c’est plus compliqué, reconnaît Claude. Le sol, c’est pourtant la base de la pyramide en production agricole! On essaie de leur faire entendre qu’ils ont des sols non plus fertiles, mais fertilisés.»

Reconnus sur le tard
Claude et Lydia Bourguignon ont le sens de la formule. Autant que la vision qu’ils défendent, leur gouaille et leur franc-parler déplaisent encore aujourd’hui à une partie du monde scientifique et agronomique français qui juge leur approche simpliste et empreinte de raccourcis. «À l’Inra, nous étions perçus comme des amateurs, des charlatans», confie Claude. S’ils y sont toujours persona non grata, ils ont pourtant été décorés du mérite agricole par le ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll il y a tout juste un an. L’heure de la reconnaissance aurait-elle enfin sonné pour ces lanceurs d’alerte de l’agronomie? Claude et Lydia, qui approchent aujourd’hui la septantaine, peinent à le croire. «À vrai dire, ça nous inquiète d’être enfin pris au sérieux, glisse Lydia. Ça veut dire qu’il y a un réel problème dans les sols. On aurait préféré avoir tort.»

Car même s’ils observent depuis une dizaine d’années une inflexion de la courbe de l’activité biologique – explicable par la limitation des engrais et des pesticides – le couple le martèle: «Il y a urgence. Les céréaliers de la Beauce, par exemple, ne font plus que 90 quintaux de blé à l’hectare, contre 110 il y a trente ans. Et pourtant, ils ont à leur disposition des variétés qui ont un potentiel de 150 quintaux. Ils disent que c’est à cause de réchauffement climatique, mais c’est faux! C’est leur sol qui est devenu le facteur limitant.» Un vrai drame pour les Bourguignon: «En ne prenant pas soin de leurs sols, les agriculteurs ont gaspillé leur patrimoine et décapitalisé leurs exploitations. Quel industriel laisserait à l’abandon son outil de production sans investir pendant trente ans?»

«Le savoir, c’est la base»
Quand ils arrivent dans une région à la demande généralement d’un groupe de producteurs, Lydia et Claude Bourguignon cherchent avant tout à comprendre le fonctionnement du milieu sauvage. «Nous essayons ensuite de reproduire ce modèle originel durable pour créer un itinéraire cultural qui le soit également. C’est du biomimétisme!» Semis direct, utilisation de couverts végétaux,agroforesterie ou permaculture: «Les possibilités sont innombrables, à condition de connaître les caractères de ses sols de comprendre leur histoire.» Aux yeux du couple de Français, il est donc encore possible de rendre nos sols agricoles vivants. «Mais plus on attend, plus ce sera long. Aujourd’hui, les producteurs s’empêtrent dans des essais techniques qui devraient être menés par l’État, s’emporte Claude. Il manque une volonté politique pour changer les choses! L’Inra refuse ainsi de travailler sur les couverts végétaux et préfère se concentrer sur les manipulations génétiques. Il y a malheureusement encore trop d’argent à faire avec l’agriculture industrielle…»

La Suisse, un exemple à suivre
Et les Bourguignon de dénoncer l’attitude des gouvernements qui n’assurent plus l’alimentation de leur population. «En venant d’inscrire la sécurité alimentaire dans sa Constitution, la Suisse est un modèle. Si tous les pays en faisaient autant, il n’y aurait pas de famines.» La Suisse, Claude Bourguignon la cite encore en exemple pour le maintien de son économie alpestre, et la qualité de sa production fourragère. «Vous avez les meilleurs mélanges fourragers graminées-légumineuses du monde!» Pas question pour autant de se reposer sur ses lauriers. «Il faut que la jeune génération de producteurs se batte pour défendre ses sols, son patrimoine, son bien le plus précieux.» Claude et Lydia ont d’ailleurs prévu une tournée dans les écoles d’agriculture: «On veut faire comprendre aux jeunes que paysan est le plus beau métier du monde. Un métier noble.»

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Darrin Wanselow